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Par-delà le like et la colère. – affordance.infohttps://affordance.framasoft.org/2022/03/par-dela-like-colere/

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Par-delà le like et la colère.

Olivier Ertzscheid 21 mars 2022

Industries de l'aliénation.

Il ne fait aujourd'hui aucun doute que l'industrie du tabac fut toujours consciente de la dangerosité des produits qu'elle écoulait. Comme il ne fait aucun doute que cette même industrie, de la campagne publicitaire des "flambeaux de la liberté" dans les années 1930 jusqu'à celles du Cowboy Marlboro dans les années 1980, fit toujours passer pour un vecteur d'émancipation ce qui était à la fois un poison et un vecteur d'aliénation.

Il ne fait aujourd'hui aucun doute que l'industrie pétrolière fut toujours parfaitement consciente des effets délétères de son extractivisme forcené sur le climat et qu'elle chercha là aussi constamment à en nier les effets en jouant à la fois de lobbying politique, de désinformation médiatique et de corruption financière.

Dans une dizaine d'années, et peut-être même avant cela au rythme actuel des scandales qui se succèdent, il ne fera absolument aucun doute que les grandes firmes technologiques de "médias sociaux" étaient également parfaitement conscientes des effets délétères de leurs "services" sur la démocratie, et qu'elles ont toujours rivalisé d'un cynisme aveugle et mortifère pour présenter comme des outils d'émancipation ce qu'elles organisaient pour répondre uniquement à logiques d'aliénation servant un modèle économique lui-même tout à fait insoutenable sans sa part maudite ; part maudite qui repose sur des captations de valeurs et de données aussi indues que disproportionnées à l'échelle de l'efficience du déploiement des services proposés.

Depuis son annus horribilis de 2018 (scandale Cambridge Analytica, piratage et fuite massive de données personnelles, recours à une agence de RP aux pratiques mafieuses, etc.) les polémiques et scandales ne cessent de s'enchaîner et la vie du PDG de Facebook est rythmée de sommations à comparaître et à s'expliquer devant les assemblées élues de tout un ensemble de pays, à commencer par le sien.

Les dernières révélations en date sont celles de la lanceuse d'alerte Frances Haugen qui démontre et documente plusieurs faits. D'une part le régime à la fois arbitraire et discrétionnaire qui, selon que vous serez puissants (grand compte à forte notoriété) ou misérable, vous dispensera de certaines règles s'appliquant dans le cadre des CGU de la firme en termes de modération. Ensuite, que la polarisation tellement reprochée à la firme est consciente et instrumentale, et non le résultat d'un algorithme souvent commodément présenté comme une sorte causalité autonome. En effet si les discours polarisant l'opinion, si les avis clivants, si les discours capables de déclencher un sentiment de colère, d'indignation et parfois de haine sont tellement présents sur la plateforme, c'est parce qu'elle a choisi, choisi, d'affecter aux 6 émoticônes (inspirées des 6 émotions fondamentales de Paul Ekman) des valeurs différentes : la colère vaut ainsi 5 "points" alors que le like n'en vaut qu'un seul.

Frances Haugen montre également que la firme concentre ses efforts de modération (algorithmique et humaine) principalement sur les USA, dans une bien moindre mesure sur l'Europe, et qu'elle néglige en quantité (de modérateurs) comme en qualité (linguistique) tout un tas de pays où le réseau social est pourtant très fortement implanté et qui sont pour beaucoup dans des situations de quasi guerre civile ou bien aux mains de gouvernements a minima très autoritaires. Dans ce cadre là, l'explosion des discours de haine contre des minorités (religieuses, ethniques, sexuelles) occasionne bien plus que de simples troubles à l'ordre public. Il est également question de l'impact d'Instagram sur la santé mentale de jeunes gens fragiles et présentant des troubles de l'alimentation.

Par-delà le like et la colère.

Ce que montre Frances Haugen ce ne sont pas "juste" ces faits mais c'est le fait que la plateforme savait. C'est que Facebook, par exemple sur les questions de modération, non seulement avait délibérément mis en place ces régimes arbitraires et discrétionnaires mais mentait à chaque fois qu'on l'interrogeait sur ce sujet. C'est que démontre Frances Haugen c'est le fait que tout cela, toutes ces incidences délétères et parfois mortifères ou criminogènes sur les discours publics et les expressions privées, ne sont pas le fait d'un algorithme devenu fou ou d'une intelligence artificielle hors de contrôle, mais le résultat des choix consciemment effectués par la plateforme et ses ingénieurs pour maximiser sa rentabilité économique au détriment de tout le reste. Ce que démontre enfin Frances Haugen c'est que même lorsque des employés de la firme faisaient remonter l'évidence de ces problèmes et les solutions pour les traiter ou les corriger, Zuckerberg refusait de les mettre en place.

Mensonge, cynisme et dissimulation, voilà l'envers de la devise de la firme dans les années de sa pleine expansion : "Move fast and break things." Le mouvement fut en effet rapide. Et beaucoup de choses se brisèrent.

Touché … coulé ?

On ignore si Facebook se relèvera de tous ces scandales accumulés mais on peut le supposer. D'autres firmes monopolistiques ou oligopolistiques ont déjà fait face à de semblables crises réputationnelles et s'en sont à chaque fois remises, de Microsoft à Google en passant par Amazon ou même Apple pour ne citer que les autres GAFAM. Les résultats financiers continuent d'être présentés à la hausse, y compris ceux qui ont suivi les révélations de Frances Haugen, et l'on n'observe pas de fuite ou d'exode massif ou même significatif des utilisateurs de la plateforme. Dès lors pourquoi changer quand il suffit de faire le dos rond, de laisser passer l'orage, et d'accepter de se présenter avec la mine contrite lors d'auditions devant les élus des nations tout en jurant que l'on va s'efforcer de corriger tout cela en ajoutant encore plus "d'intelligence artificielle et d'algorithmes" alors que le problème ne vient ni de l'intelligence artificielle ni des algorithmes qui ne commettent que les erreurs ou les fautes permises par leur programmation initiale ; programmation initiale que l'on établit pour qu'elle remplisse les objectifs de rentabilité attentionnelle et interactionnelle qui permettent à la firme de faire tourner sa machine à cash, avec le plus parfait mépris pour l'équilibre du débat public.

Comme pour les révélations de Frances Haugen, à chaque fois que la démonstration est faite des problèmes posés par l'automatisation sur la plateforme au travers de ses algorithmes ou de ses technologies "d'intelligence artificielle", Zuckerberg se borne à répondre qu'il a compris, parfois qu'il est désolé, et qu'il va donc … rajouter des algorithmes et de l'intelligence artificielle.

Pourtant, beaucoup de solutions qui paraissaient hier encore totalement farfelues sont aujourd'hui installées dans le champ du débat public et politique pour régler ces problèmes : une nationalisation (qui est l'occasion de rappeler que toutes ces sociétés reposent sur un essentiel de technologies et d'infrastructures publiques), un démantèlement au nom des lois antitrust, et des régulations coordonnées (en Europe notamment) bien plus coercitives – Mark Zuckerberg réclamant lui-même aux états davantage de régulation … d'internet.

Mais rien ne sera possible ou résolu tant que trois points, encore plus essentiels, ne seront pas définitivement réglés. Ces trois points, les voici.

Ouvrir, ralentir, et vérifier.

D'abord il faut ouvrir, il faut mettre en délibéré public, la partie du code algorithmique qui relève de logiques d'éditorialisation classiques. Et cela peut être fait sans jamais porter atteinte au secret commercial ou industriel de la firme. On sait ainsi, quel est le principe clé de l'algorithme principal du moteur de recherche Google (le Pagerank dont la formule est exposée dans l'article "The Anatomy of a Large-Scale Hypertextual Web Search Engine" publié en 1998 par les deux fondateurs du moteur de recherche). Il est anormal et inquiétant qu'il soit à ce point difficile et souvent impossible de faire de la rétro-ingénierie sur la manière dont fonctionne le média social qui conditionne pour partie les sociabilités et l'accès à l'information de 2,8 milliards d'êtres humains. Pour prendre une image dans une autre industrie, si personne ne connaît la recette précise du Coca-Cola, chacun sait aujourd'hui quelle est la teneur en sucres de cette boisson grâce à des analyses indépendantes (personne n'imagine que seule la firme Coca-Cola pourrait nous fournir sa teneur en sucre et que nous soyons contraints de la croire … sur parole). La teneur en sucre du Coca-Cola c'est un peu la part donnée à la colère sur Facebook : il est tout à fait anormal et dangereux qu'il faille attendre la fuite de documents internes par une lanceuse d'alerte pour découvrir que la colère vaut 5 points et que les autres émotions valent moins. Et il ne s'agit là que d'un tout petit exemple des enjeux éditoriaux qui fondent l'architecture algorithmique de la firme.

Et il faut que cette mise en délibéré se fasse auprès de tiers de confiance (des instances de régulation indépendantes) dont aucun des membres ne peut ni ne doit dépendre de Facebook de quelque manière que ce soit, ni bien sûr être choisi par la firme elle-même comme c'est actuellement le cas du pseudo "conseil de surveillance" (Oversight Board) créé par Facebook en 2018.

Ensuite il faut casser les chaînes de contamination virales qui sont à l'origine de l'essentiel des problèmes de harcèlement, de désinformation, et des discours de haine dans leur globalité. Et là encore le cynisme des plateformes est aussi évident que documenté puisqu'elles ont elles-mêmes fait la démonstration, et à plusieurs reprises, que si par exemple elles diminuaient le nombre de personnes que l'on peut inviter par défaut dans les groupes Whatsapp ou le nombre de conversations et de groupes vers lesquels on peut automatiquement transférer des messages, elles diminuaient aussi considérablement la vitesse de circulation des fake news, notamment en période électorale ; que si elles supprimaient la visibilité de nombre de likes ou de réactions diverses sur un post (et que seul le créateur du post était en mesure de les voir), elles jouaient alors sur les effets souvent délétères de conformité (et de pression) sociale et qu'elles permettaient d'aller vers des logiques de partage bien plus vertueuses car essentiellement qualitatives et non plus uniquement quantitatives ; que si elles se contentaient de demander aux gens s'ils avaient bien lu l'article qu'ils s'apprêtaient à partager avant que de le faire sous le coup de l'émotion, elles diminuaient là encore la circulation de fausses informations de manière tout à fait significative. Il y a encore quelques jours, c'était Youtube qui annonçait supprimer l'affichage public du compteur des "dislikes" pour "protéger" les créateurs notamment de formes de harcèlement, un effet qu'il connaît et documente pourtant depuis déjà de longues années.

Enfin il faut que des chercheurs publics indépendants puissent avoir accès et travailler sans entrave sur les mécanismes de circulation des données et des informations au sein de la plateforme. En Août 2021, Facebook décidait, au nom de la protection de la vie privée (sic), de couper l'accès à ses données à une équipe de chercheurs de l'université de New-York qui travaillait sur le problème des publicités politiques sur la plateforme pour comprendre et documenter qui payait pour leur diffusion mais surtout (ce que Facebook a toujours refusé de rendre public) sur quels critères les personnes visées par ces publicités étaient choisies. Il n'existe absolument aucune étude scientifique indépendante (c'est à dire dont aucun des auteurs ne soit affilié ou directement salarié de Facebook), établie à partir des données anonymisées et/ou randomisées de la firme, sur le coeur du fonctionnement d'un média qui touche mensuellement près de 2,8 milliards d'êtres humains … Ce qui constitue à la fois une aberration démocratique évidente et peut-être le premier de tous les scandales qui touchent cette firme.

Reprenons et résumons.

Il faut ouvrir et mettre en délibéré public la partie du code algorithmique qui relève de logiques d'éditorialisation classiques pour permettre et surtout pour garantir une forme vitale d'intégrité civique.

Il faut casser les chaînes de contamination virales qui sont à l'origine de l'essentiel des problèmes de harcèlement, de désinformation, et des discours de haine dans leur globalité. C'est la seule manière de limiter l'impact des interactions et engagements artificiels, toxiques et non nécessaires.

Il faut permettre à des chercheurs publics indépendants de pouvoir travailler sans entrave sur les mécanismes de circulation des données et des informations au sein de la plateforme. C'est tout simplement une question d'éthique, notamment sur les enjeux des mécanismes et des technologies d'intelligence artificielle qui structurent cette firme.

Intégrité civique ? Tiens donc, c'est aussi le nom de l'équipe de Facebook dont était membre … Frances Haugen. "Civic integrity"

Engagements artificiels et toxiques ? Tiens donc, c'est aussi le nom de l'équipe de Facebook dont était membre Sophie Zhang avant de se faire licencier pour avoir découvert que des réseaux de manipulation politique abusive et de harcèlement de partis d'opposition utilisaient Facebook de manière coordonnée dans une trentaine de pays, et pour avoir voulu rendre cette information publique. "Fake Engagement".

Éthique et intelligence artificielle ? Tiens donc, c'est aussi le nom de l'équipe de Google dont était membre Timnit Gebru avant de se faire licencier suite à la publication d'un article de recherche où elle démontrait les biais sexistes et racistes présents au coeur des technologies du moteur de recherche. "Ethics in Artificial Intelligence".

Pour savoir ce qui dysfonctionne réellement dans les GAFAM et comment le régler, il suffit de regarder les noms des équipes de recherche d'où sont issues les lanceuses d'alerte récemment licenciées par ces firmes.

One More Thing.

Quelle est vraiment la nature de Facebook qui lui permet d'occuper la préoccupante place qui est la sienne aujourd'hui ? Dans Les Chants de Maldoror, Isidore Ducasse Comte de Lautréamont, parlait d'un jeune homme de 16 ans et 4 mois qui était "beau (…) comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie." Alors que sa plateforme avait exactement le même âge, Zuckerberg déclarait en Février 2020 : "Treat us like something between a Telco and a Newspaper." (traitez-nous comme quelque chose entre un opérateur télécom et un titre de presse).

Facebook c'est aussi cette table de dissection de nos humeurs et de nos comportements, cette rencontre fortuite de la machine à coudre des interactions qui nous tiennent ensemble et nous retiennent isolément, et un parapluie qui nous abrite parfois et nous isole souvent, nous empêchant de voir. Et à force de n'être ni tout à fait un opérateur télécom ni pleinement un titre de presse, Facebook se voudrait finalement insaisissable et donc échappant à la régulation commerciale des premiers comme au respect de la déontologie professionnelle des seconds.

Bien sûr, à lui seul Facebook ne résume ni ne borne l'ensemble des problèmes (ou des solutions) auxquels doivent aujourd'hui faire face nos démocraties. Mais il est une expérience sociale tout à fait inédite portant actuellement sur plus de la moitié de l'humanité connectée. Inédite par le nombre mais inédite également et peut-être essentiellement par le statut de cette expérience menée à la fois in vivo – puisqu'il n'existe aucune forme d'étanchéité entre ce qui se passe et ce dit sur Facebook et en dehors – mais aussi in vitro, puisque chaque message, chaque interaction et chacune de nos données participent à des formes de contrôle structurel qu'elles alimentent en retour et qu'il est à tout moment possible, pour la firme et pour la firme seulement, de les isoler de leur environnement habituel comme autant de composants d'un organisme social ou particulier, à des fins d'analyse et de monétisation. Une expérience sociale à l'image du Cyberespace de Gibson : "une hallucination consensuelle vécue quotidiennement en toute légalité par des dizaines de millions d'opérateurs, dans tous les pays."

C'est cette expérience sociale autant que cette hallucination consensuelle qu'il importe de pouvoir toujours et en tous temps garder sous le contrôle d'une expertise et d'une supervision publique indépendante.


[Disclaimer : cet article "de commande" a été publié il y a un peu plus de 3 mois – 6 Décembre 2021 – dans le magazine AOC Media. Il a donné lieu à une rémunération de son auteur (moi) en échange du maintien d'un "embargo" de 3 mois tout en sachant qu'il était, dès sa publication sur AOC Media accessible gratuitement en échange du dépôt de son adresse mail (dépôt ouvrant droit à 3 articles gratuits par mois).

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June 24, 2023 at 4:12:36 PM GMT+2

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Faire défiler. Le zéro (click) et l’infinite scroll.

Olivier Ertzscheid 1 mai 2022

Dans la suite d'une interview que je viens de donner (et qui paraîtra un jour dans l'excellent Epsiloon), quelques réflexions au sujet du "scrolling" ou plus exactement de "l'infinite scroll".

Depuis ma thèse en 2002 sur les liens hypertextes, je n'ai jamais cessé de m'interroger sur ce plus petit dénominateur commun de nos pratiques numériques et des outils et environnement qui peuplent et meublent nos vies connectées. Le passage du lien au like fut une révolution mortifère. Et avec l'économie de l'attention (et celle de l'occupation) se sont inventées des nouvelles formes de suggestions qui sont pour l'essentiel devenues autant de causes de (nos) sujétions.

Cela va peut-être vous paraître assez fou mais j'ai un souvenir précis, très précis même, de la première fois où je me suis trouvé face à l'invention d'Aza Raskin, le "scrolling infini". Plus besoin de cliquer sur "page suivante", on ne cessait plus jamais de … défiler. C'était en 2006. Et je me revois en train de "tester" cet infini. Je me revois dans ce paradoxe et dans l'épreuve fascinante de cet oxymore : on m'explique que ce défilement peut être infini mais je sais qu'il est en réalité "borné", qu'il aura une "fin" ; mais je perçois également que je serai ou épuisé ou lassé ou frustré ou contraint avant que d'atteindre cette finitude lointaine que l'on me présente à tort comme un infini. Alors je teste. J'essaie l'infini. Et je me souviens avoir été au moins autant infiniment perplexe qu'infiniment fasciné. Une mythologie. C'est l'image des Danaïdes et de leur tonneau percé qui m'est immédiatement apparue. Je regardais des Danaïdes remplir un tonneau percé et j'étais autant fasciné par la perversité du châtiment que par l'infini de cet écoulement et par la vanité de celles qui le rendaient possible.

Moi qui n'avais vécu toute ma vie que dans l'espace de la page, moi qui avais interrogé à de multiple reprises ce que le web avait fait de cet espace de la page, moi qui avais donc analysé ce que les liens hypertextes permettaient de faire aux relations entre ces pages et qui n'avais eu de cesse que de m'enthousiasmer pour cet espace de possibles, je voyais donc, et ce n'était pas neutre, désormais l'espace physique de la page céder et s'effondrer sous le poids d'un pseudo-infini qui allait tout changer. A commencer par la capacité de lire (comment lit-on un livre infini autrement que chez Borges ?) et la capacité de lier, de relier, et donc de relire (comment fait-on un lien vers l'infini et comment envisager de relire l'infini puisqu'il n'est jamais possible simplement de le lire en entier).

Je voyais la lecture céder devant la consultation, je percevais le double sens de ce dernier terme qui convoquait déjà sémantiquement la question d'une pathologisation : lorsque l'on va consulter c'est bien que l'on se sent malade. Je voyais aussi la capacité de lier s'effacer derrière l'injonction de liker. Je m'arrangeais avec ma propre Cassandre. Je me questionnais aussi : lorsque l'on inventa le "codex", c'est à dire le livre sous sa forme actuelle, on cessa d'utiliser des "volumen" (livre en rouleau) précisément car la forme du rouleau ne permettait pas de repérage facile dans un texte, parce qu'elle rendait complexe tout retour en arrière, mais aussi pour tout un tas d'autres raisons anthropologiques et cognitives. Or le défilement infini d'aujourd'hui est par bien des égards semblable aux inconvénients du "volumen" mais il se présente pourtant comme un aboutissement, comme une évolution critiquée mais "positiviste" de notre rapport à l'information et à sa manipulation. C'est ce "positivisme" qui interroge. Une technologie intellectuelle ne s'invente jamais seule. Elle est le fruit d'une époque, d'un rapport à l'information et au savoir, d'une organisation des pouvoirs qu'il s'agit d'éprouver en la contestant ou en la renforçant ainsi que d'un jeu complexe d'affordances cognitives et corporelles.

Il y a donc, c'est à peu près certain, quelque chose de politique à questionner dans l'invention du défilement infini. Nous y reviendrons plus tard.

Linéarité(s).

Tous les médias arrivent avec leurs linéarités, leurs repères orthonormés attentionnels. Presse, radio, télé, chacun a ses espaces de déploiement, de repli, ses abscisses de programmes et ses ordonnées d'audiences, ses contraintes de format et la nécessité d'y trouver des issues de défilement. Toujours et tout le temps pour chaque média il faut offrir et garantir la possibilité de ce défilement. Faire défiler les articles, les émissions, les stations, les chaînes.

Sur mes vieux postes de radio analogiques déjà je faisais défiler. Je scrollais. Souvent, déjà à l'aide de mon pouce et de mon index.

Sur nos télés, quand plusieurs chaînes vinrent et que les télécommandes les accompagnèrent, alors là aussi nous défilâmes jusqu'à parfois ne faire plus que cela. Déjà. Et déjà notre pouce posé dessus.

Aujourd'hui le champ de ces linéarités médiatiques est exponentiel. A la délinéarisation des médias audiovisuels, qui date en France d'un peu plus de 10 ans, répond une linéarisation croissante et constante des médias sociaux numériques qui agrègent nos capacités attentionnelles dans un défilement qui doit nous être proposé comme une forme de non-choix, comme s'il n'y avait pas d'autre alternative que celle de cette consultation infinie, rectiligne, assignée.

Une linéarisation à marche forcée qui intègre d'ailleurs les médias "délinéarisés" sous forme de courtes séquences ou extraits, et qui sont ainsi relinéarisés, réagencés et réassignés attentionnellement. Du "mur" de Facebook au "fil" de Twitter, d'Instagram à TikTok, il y a cette forme de boulimie attentionnelle qui constamment fait défiler, les contenus à la verticale, et les Stories à l'horizontale. Le plus souvent en tout cas. Comme si l'horizontalité était la marque de l'éphémère, de ce qui s'efface, et que la verticalité était tout au contraire cet enfouissement légitime et nécessaire vers lequel on nous traîne et auquel on nous entraîne.

Deleuze et Guattari parlaient de [déterritorialisation](https://fr.wikipedia.org/wiki/Déterritorialisation#:~:text=La déterritorialisation est un concept,actualisation dans d'autres contextes.) (et de reterritorialisation). Ces délinéarisations (et leurs relinéarisations) en sont les états de stase paradoxaux : le défilement infini est ce qui permet de figer, de ralentir ou d'arrêter la capacité d'actualiser un certain nombre de relations dans d'autres contextes et donc d'assurer et de garantir la mouvance d'un corps social qui sans cela, se fige, s'assigne, et ne se perçoit plus que comme un "regardant" qui accepte dès lors, sur plein de sujets, d'être finalement "assez peu regardant".

Mais quels sont ces fils que l'on fait dé-filer à l'infini ?

Filaire. Nos communications sont filaires. Ou sans fil. Nos réseaux sociaux sont pourvus de "fils" que l'on suit et qui donc défilent. Souvent d'ailleurs on "perd le fil" de ces conversations. Alors revenons aux fondamentaux de l'économie filaire. Celle du métier à tisser. Métier à tisser dont la mécanisation fut, dans l'Angleterre du 18ème siècle, la première grande révolution industrielle. Et si la révolution numérique, en tout cas celle que l'on nous vend dans les atours d'une start-up nation piétinant l'éthique, n'était que la continuation de cette révolution du tissage et de sa mécanisation ? La révolution de la mécanisation de nos conversations, de nos "fils" Twitter égarés dans la toile mondiale ?

Je veux un temps garder cette analogie du métier à tisser pour expliquer quelque chose. Dans un métier à tisser, quand on "file" c'est à dire que l'on fait "dé / filer", alors quelque chose se construit, quelque chose se tisse. Une toile, une tenture, un parement, un vêtement, des images ou des mots.

Quand on fait défiler les pages d'un livre (étymologiquement comme Barthes le rappelle, texte = tissu) on fabrique quelque chose d'un imaginaire qui nous est propre. Pour citer exactement Barthes :

"« (…) Texte veut dire tissu. Mais alors que jusqu’ici on a toujours pris ce tissu pour un produit, derrière lequel se tient, plus ou moins caché, le sens (la vérité), nous accentuons maintenant, dans le tissu, l’idée que le texte se fait, se travaille, à travers un entrelacs perpétuel ; perdu dans ce tissu – cette texture- le sujet s’y défait, telle une araignée qui se dissoudrait elle-même dans les sécrétions constructives de sa toile. Si nous aimions les néologismes, nous pourrions définir la théorie du texte comme une hyphologie (hyphos, c’est le tissu et la toile d’araignée) ». Barthes, Roland, Le plaisir du texte, -1973- Paris, Edition du Seuil, 2000, p. 126.

Son "hyphologie" de 1973 était déjà la toile du web de 1989.

La question est de savoir ce qui se construit dans le défilement infini, dans "l'infinite scroll". Et la place que ces défilements infinis laissent à la fois au vagabondage de l'imaginaire et à la volonté d'aller. Or il semble que là, dans ces défilements incessants et hypnotiques, non seulement on ne fabrique rien (ou si peu) et il n'y a que peu de places pour notre imaginaire. Et que la volonté est celle de Danaïdes ignorantes de leur châtiment et se satisfaisant de la vanité de leur tâche.

Le zéro (click) et l'infini(te scroll)

Il y a un point frappant pour les boomers du web dans mon genre qui ont vécu et en quelque sorte métabolisé l'évolution du web depuis son invention en 1989. Longtemps le scrolling fut du côté des moteurs de recherche et de l'activité de navigation elle-même, activité qui ne pouvait être autre chose qu'une dynamique de défilement. On faisait défiler les pages et les pages de résultats sur les moteurs de recherche de l'époque (on faisait même défiler les pages de résultats des annuaires de recherche …). Plus tard on faisait défiler les pages et les comptes des premiers sites communautaires, Geocities et tant d'autres. Puis on fit défiler les blogs et leurs billets. A chaque fois ce défilement agissait à la manière d'une focale : on cherchait à préciser quelque chose, à finaliser une recherche, une tâche même vague. Mais à chaque fois il fallait cliquer sur un lien. La dimension de la flânerie était aussi bien sûr présente, mais c'était une flânerie souvent entièrement aléatoire, stochastique, et c'était une flânerie qui nécessitait périodiquement d'être relancée, à chaque fois que l'on tombait sur un cul de sac du web, et il y en avait encore, des culs de sac du web. Et puis c'était une flânerie qui acceptait d'être déceptive. La flânerie parfois ne donnait et ne débouchait sur rien. Et l'on éprouvait ou en tout cas on avait une forme de conscience de l'existence d'une limite, d'un achevé, d'une fin. Non pas que même à l'époque l'on imaginât être en capacité d'épuiser toutes les navigations possibles mais on voyait, oui, on voyait, qu'il y avait une fin. Alors on faisait autre chose. Et puis …

Et puis progressivement, les moteurs de recherche se firent plus précis, plus pertinents, et l'ensemble des écosystèmes numériques vers lesquels ils pointaient et qu'ils organisaient se mit à répondre plus précisément, plus directement à des requêtes que nous nous mîmes donc à formuler plus explicitement. L'arrivée de Google y joua un rôle primordial bien sûr. Ce que l'on y gagnait en précision on l'y perdait en capacité d'indécision. Cette même capacité d'indécision qui conditionnait les logiques premières de nos flâneries numériques, de nos navigations qui viraient parfois en divagations. L'indéterminé céda devant tous les déterminismes. Ce que l'on pouvait trouver ou retrouver devînt ce que l'on devait trouver ou retrouver. Et puis …

Et puis la massification du web aidant, et puis la dynamique des réseaux sociaux et de leurs tunnels attentionnels jouant à plein, progressivement l'objectif de chaque biotope numérique se modifia. Les moteurs de recherche n'avaient plus pour enjeu de nous présenter autant de pages pertinentes que possible mais de nous inciter à cliquer sur la première page la plus pertinente estimée (si possible en lien sponsorisé). Les réseaux sociaux n'avaient plus pour enjeu de nous présenter autant de profils et de contenus dissemblables que possible mais de nous "rassurer" et de nous conforter dans des routines d'usages à la fois plus homogènes, plus linéaires et plus cognitivement alignées avec nos propres préférences et croyances, préférences et croyances qu'ils maîtrisaient chaque jour davantage un peu mieux.

Une mue radicale s'opéra. Du côté des moteurs de recherche et des écosystèmes marchands, c'est l'objectif zero click qui devînt la norme.

"Objectif zéro clic. Savoir à l'avance ce que vous voulez, ce que vous allez faire, ce que vous allez commander, avec qui vous allez vouloir parler, quel parcours pour votre jogging vous allez emprunter. Objectif zéro clic. Plus jamais. Des like si vous voulez, des +1 à la rigueur. Mais des liens et des clics, attention danger. Ou alors seulement ceux que nous aurons choisi pour vous. Un web balisé. Des régimes attentionnels parqués. Une navigation carcérale. Choisir le web que nous voulons."

Il fallait qu'il n'y ait même plus l'intermédiaire d'un click entre l'expression de notre désir ou de notre envie et sa réalisation, son opérationnalisation marchande et commerciale. Pour Google par exemple l'idée était d'encapsuler autant que possible les réponses à nos questions sur la page même de résultats de son moteur de recherche, pour que nous n'ayons plus à cliquer et à "sortir" de l'environnement Google. Les réseaux sociaux, eux, évacuèrent le clic pour le remplacer par le like : puisque nous n'avions plus à cliquer sur rien et puisque que toutes les informations support de nos navigations nous étaient "proposées" et suggérées sans même l'intermédiaire de la formalisation d'une requête, il fallait trouver à la fois un autre moyen de caractériser ce qui retenait notre attention et conditionnait le temps passé à naviguer, et il fallait aussi que ce moyen nous "implique" autrement que dans une simple activité de scrutation, que nous ne soyons pas simplement spectateurs. Ce moyen ce fut le "like" et l'ensemble des autres métriques affectives déployées. Et à côté, en parallèle, en symétrie et en miroir de ce zéro click se développèrent donc des logiques de défilement infini où ne comptait plus que la dynamique hypnotique du défilement qui nous attirait sans que jamais nous ne l'ayons réellement choisi.

Le zéro click et l'infinite scroll. Trente ans d'histoire du web.

Bonus track : la libido et les lipides.

Dans le défilement infini il y a un horizon d'attente qui n'est jamais comblé par un aboutissement. C'est donc une accumulation de frustrations qui débouchent sur un renoncement à avoir "fait" ou "trouvé" ou même "appris" quelque chose. Pour autant que le souvenir, pour autant que "se" souvenir puisse être un étalon de mesure. Car nous nous souvenons des livres que nous avons lu, des émissions que nous avons regardées, des chansons que nous avons écoutées. Nous nous en souvenons, parfois parfaitement, d'autre fois très imparfaitement, mais ce souvenir est toujours mobilisable. De quoi nous souvenons-nous après avoir passé 2 heures ou 10 minutes à faire défiler … à faire défiler quoi d'ailleurs ? C'est une question que je me pose souvent.

La clé, l'une des clés avec la capacité de se souvenir et donc de faire mémoire mobilisable, c'est la clé du désir. Du désir de défiler. Du désir de faire défiler. Du désir de se défiler. Du désir de s'y filer. Et de s'interroger sur la dimension contrainte qui fait que faire défiler inclut l'impossibilité de "se défiler", au propre comme au figuré.

Parler d'économie (de l'attention) et de désir, c'est revenir aux [travaux fondamentaux de l'association Ars Industrialis, autour notamment de ce qu'est l'économie libidinale](https://arsindustrialis.org/economie-libidinale#:~:text=L'économie libidinale est un,en réserve (comme investissement).) (je souligne) :

"L’économie libidinale est un concept freudien fondamental qui nomme l’énergie produite par une économie des investissements sexuels constituée par leur désexualisation. L’économie de cette énergie (la libido) transforme les pulsions (dont la pulsion sexuelle) en les mettant en réserve (comme investissement). Toute société repose sur une économie libidinale qui transforme la satisfaction des pulsions, par essence asociales, en un acte social. (…)

Capitalisme et libido. Le capitalisme du XXe siècle a fait de la libido sa principale énergie. Il ne suffit pas de disposer de pétrole pour « faire marcher » le capitalisme consumériste : il faut pouvoir exploiter aussi et surtout la libido. L’énergie libidinale doit être canalisée sur les objets de la consommation afin d’absorber les excédents de la production industrielle. Il s’agit de façonner des désirs selon les besoins de la rentabilité des investissements – c’est à dire aussi bien de rabattre les désirs sur les besoins. L’exploitation managériale illimitée de la libido est ce qui détruit notre désir. De même que l’exploitation du charbon et du pétrole nous force aujourd’hui à trouver des énergies renouvelables, de même, il faut trouver une énergie renouvelable de la libido – ce pourquoi nous disons que c’est un problème écologique.

Seule l’analyse en termes d’économie libidinale permet de comprendre pourquoi et comment la tendance pulsionnelle du système psychique et la tendance spéculative du système économique font précisément système. Une économie de marché saine est une économie où les tendances à l’investissement se combinent avec des tendances sublimatoires – ce qui n’est précisément plus le cas."

D'une économie de la libido ([économie libidinale](https://arsindustrialis.org/economie-libidinale#:~:text=L'économie libidinale est un,en réserve (comme investissement).)) dont l'objet est le désir (et la capacité de le créer), on passe avec le "scroll infini" à une économie des lipides, une économie lipidinale (pardon pour le néologisme), une économie attentionnelle du gras (du pouce), de l'immobilité, et peut-être aussi d'une absence de désir ou d'appétence pour autre chose que la contemplation de ce que l'on fait défiler devant nous en nous laissant l'impression de garder l'initiative du défilement.

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June 21, 2023 at 10:10:37 PM GMT+2
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