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Qui a tué le CYBERPUNK ? - YouTubehttps://www.youtube.com/watch?v=1BcnhVVQhxA

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Qui a tué le CYBERPUNK ?

Transcript de la vidéo Qui a tué le CYBERPUNK ? du vidéaste Bolchegeek

Une émission de Benjamin Patinaud avec Kate la Petite Voix , basée sur les travaux de Raphaël Colson et les tables rondes du festival Les Intergalactiques

vous voyez le délire un détective hacker taciturne qui déambule dans la nuit pluvieuse au milieu de loubard au bras bionique shooté à la réalité virtuelle sous une forêt de gratte-ciel frappée du logo de méga Corporation illuminés par les néons les écrans et les phares des voitures volantes.

Envoyez les synthés bien mélancoliques et le saxo porno, une narration intérieure du genre, cette ville cette techno cata boursouflé de Baï au crack au sein duquel des crypto Romulus et Rémus se nourrissent goulûment d'un cyberflu de métadata

Cette ville ce n'est pas la Mégacité des Doges non, mais c'est ma ville c'est néo-Limoges.
Enfin voilà vous connaissez le cliché Cyberpunk

Le Cyberpunk semble faire ces dernières années un retour en force, ce sous genre est-il en passe de redevenir l'avenir de la SF le plus à même de parler de notre présent auquel il semble étrangement ressembler, ou s'agit-il d'une mode passagère le revival d'un
truc un peu ringard pour de sombres raisons marketing bien moins pertinentes ?

Aujourd'hui Retour vers le Futur d'un imaginaire qu'on peut croire mort et enterré

Par Benjamin PATINAUD & Kath

Origines

En 1980 Bruce Baden n'est pas le nom le plus célèbre du panthéon de la science-fiction, ce développeur informatique du Minnesota aujourd'hui âgé de 68 ans à quelques œuvres à son actif dont des novalisations comme celle du film steampunk Wild Wild West et du FPS spatial Rebel Moon rising, à l'époque il écrit une nouvelle au titre quant à lui bien plus connue cyberpunk cette histoire publiée seulement en 1983 avant de devenir un roman suit les aventures d'un protagoniste d'un nouveau genre un hacker.

Elle reste surtout dans les mémoires pour avoir donné naissance au terme qui désignera bientôt tout un mouvement une fois popularisé par un article du Washington Post en 84.

Mais le mouvement lui-même prend racine ailleurs. Racines c'est bien le terme avec un S s'il vous plaît tant le cyberpunk éclos subitement d'un peu partout, de la littérature au cinéma, de l'est à l'ouest en pur fruit des années 80 naissantes.

Dans le continuum créatif c'est jamais facile de définir un point d'origine on attribue souvent la paternité du genre à William Gibson avec sa nouvelle Johnny mnémonique de 1982 l'histoire d'un trafiquant de données avec un disque dur dans la tronche.

Simultanément à l'autre bout du monde katsuiro Otomo accouche du manga Akira, toujours la même année sort au cinéma Tron et sa réalité virtuelle vidéo ludique mais aussi et surtout Blade Runner.

Le film de Ridley Scott avait alors pas très bien marché en plus de recevoir un accueil plus que mitigé de la critique. Il a depuis été réévalué comme une œuvre culte et nul ne peut nier son influence imposant les bases de toute une esthétique de SF néo noir.

Il s'agit pourtant de l'adaptation d'une nouvelle de Philippe K.Dick les Android rêvent-ils de moutons électriques a qui on
doit les noms de la chaîne Nexus 6 et de la maison d'édition les moutons électriques, écrite en 1968 elle précède donc largement le mouvement qui nous intéresse, ce qui lui vaut le qualificatif de proto-cyberpunk.

Car avant de rentrer de plein pied dans ses foutues années 80 la SF est passé par l'effervescence des années 60-70 marquée par les contre-cultures des mouvements d'émancipation dans tous les sens et une volonté générale de retourner la table.

Nombre d'auteurs de cette période comme Michael Moorcock, Ursula K. Le Guin et évidemment Dick avait sauté à pieds joint dans ce train lancé à toute vitesse bien décidés à dépoussiérer eux aussi les codes de la vieille SF à papa.

C'était parti pour une nouvelle vague de SF avec des formes littéraires plus expérimentales mettant en scène des antihéros têtes brûlées débarrassées de la foi aveugle envers l'avenir.

Bonjour le sexe la drogue, mais aussi les questions de classe et d'aliénation la défiance envers l'ordre social les nouvelles technologies et l'avenir en général avec la perspective d'un effondrement civilisationnel, et oui comme on l'a expliqué dans notre vidéo pour l'Huma sur la montée du post-apo le 20e siècle avait déjà sévèrement douché les espoirs naïfs en un progrès technique avançant main dans la main avec un progrès social.

Esprit de ces décennies oblige, cette nouvelle vague donne tout de même corps à des utopies nouvelles comme avec la société
anarchiste dans Les Dépossédés ou celle de Star Trek, c'est cet esprit là qui se mange de plein fouet les années 80, la contre-révolution conservatrice et l'hégémonie du rêve ultralibéral, la foi en la mondialisation, la fin des trentes glorieuses. La contre-offensive des grandes entreprises et la victoire du discours managérial.

Les années fric, le tournant de la rigueur, there is no alternative, la fin de l'histoire bref la réaction.

Une réaction sans pitié à ces années 60-70 qui l'emporte pour les décennies à venir. Dont acte la SF qui intègre elle aussi ce nouveau logiciel sans partager son enthousiasme béat.

Les futurs se font entièrement dystopiques, privatisés et policier dirigé par des méga corporation de la tech toute puissante et où les inégalités sociales se creusent avec leur lot de précarité, d'insécurité et de systèmes D du turfu, ou tout État de droit ayant disparu il
reste pour les classes possédantes l'impunité et pour les classes laborieuses la criminalité comme face d'une même pièce.

Toute la société se résume pour paraphraser Gibson a une expérience accélérée de darwinisme social, les personnages plus des abusés roublard et individualiste pioche dans les figures dites anti-politiques qu'on trouvait dans le western et surtout dans le polar noir

Les figures du cyberpunk sont qualifiées de détectives de cow-boy et de samouraïs d'un genre nouveau les errances bioethniques à la kerwax se déplace dans les ruelles de mégalopole tentaculaire d'où la nature a définitivement disparu.

L'exploration new age de paradis artificiels a été remplacé par des réalités virtuelles, quant à l'espoir de changement il a été écrasé par les gratte-ciel.

Si les détectives et les hackers jouent contre ces sociétés brutales détournant ces technologies a leur avantage c'est dans un espoir de survie ou de tirer leur épingle du jeu, car évidemment les années 80 c'est aussi l'avènement de nouvelles technologies porteuses d'autant de promesses que de crainte.

Le Time choisi l'ordinateur comme son homme de l'année 1982 succédant ainsi à Regan puis un Lech Walesa annonciateur de la fin du bloc soviétique et précédent a nouveau Reagan.

Le silicium de l'électronique donne son célèbre nom à la Silicon Valley, l'informatique
s'apprête à révolutionner nos vies et le jeu vidéo s'empare de la culture populaire.

N'oublions pas que les nerds et les geeks qui prennent alors le pouvoir respectivement dans ses industries émergentes et sur la culture
populaire proviennent eux-mêmes des contre-culture.

Voilà la recette du nom cyber pour l'aspect technologique ici l'informatique et punk pour les racines contre culturelles pas
n'importe quelle racine puisque le punk est le mouvement qui débarque à la toute fin des années 70 et proclame *NO FUTURE à partir de là comme sa maman les années 80 le cyberpunk semble ne jamais vouloir complètement disparaître.

Le livre considérait comme le fondement absolu du genre sort en 1984 No Romancer toujours de William Gibson, seul et unique a remporter le triptyque de prix Nebula Philippe K.Dick et le Hugo. En gros niveau SF c'est comme remporter à la fois la Palme d'Or l'Oscar et dépouillé les Golden Globes.

D'ailleurs si ces classiques vous intéresses s'ils ont été réédités avec une traduction entièrement retravaillée par Laurent kesci au Diablo Vauvert

ah et tiens qu'est-ce qu'on trouve aussi chez ce bien bel éditeur mon livre sur les méchants le syndrome magnéto disponible chez vos libraire préféré oh là là c'est pas fou ça ?

Bref le héros du Neuromancien évidemment un hacker chose amusante le daron du cyberpunk ne bite absolument rien en informatique bien qu'il soit depuis devenu un twitos prolifique qui relay toute la journée des trucs de boomer de gauche comme un vieux fourneau.

Lui il est plutôt du genre à avoir vadrouillé dans les années 70 en testant pas mal de produits ironie absolue il a écrit neuromenser sur une bonne vieille machine à écrire signe de son impact culturel après la littérature le cinéma et le manga le genre envahit la BD en général la télé l'animation le jeu de rôle et même le jeu vidéo.

Au Japon il perpétue ses formes particulières au non subtil de extreme japanes cyberpunk sous l'influence de la scène underground et notamment punk bien sûr, ils mettent en scène leur propre imaginaires de low life high-tech c'est-à-dire vide bas-fonds et haute technologie dans des esthétiques urbaines et industrielles avec comme particularité une passion pour le body, horror les corps mutants artificiels ou transformés par la technologie.

Pourtant et contrairement à ce que sa longévité laisse penser le cyberpunk devient très vite un imaginaire à un peu daté dont les anticipations manquent un paquet de cibles la réalité virtuelle se résumait alors à ce qu'on sera amené à appeler les casques à vomi pour se connecter en permanence on préfère aux implants cérébraux les ordinateurs de poche, pas de voiture volante à l'horizon c'est internet la vraie révolution technologique qui emporte nos sociétés.

Bravo vous êtes sur Internet vous allez voir c'est facile

Dès les années 90 on est déjà dans l'âge d'or du post-cyberpunk qui joue de son esthétique maintenant bien établie et ajoute plus d'ironie et détourne ses codes ne décrivant plus nécessairement un avenir high-tech dystopique les auteurs historiques se lassent eux-mêmes du genre et beaucoup passa à autre chose

Dès 1987 le cyberpunk était devenu un cliché d'autres auteurs l'avaient changé en formule la fascination de la pop culture pour cette vision fade du cyberpunk sera peut-être de courte durée, le cyberpunk actuel ne répond à aucune de nos questions à la place il offre des fantasmes de pouvoir, les mêmes frissons sans issue que procurent les jeux vidéo et les blockbusters ils laissent la nature pour morte accepte la violence et la cupidité comme inévitable et promeut le culte du solitaire.

Bon en Occident on essaie beaucoup de transcrire cette imaginaire au cinéma mais c'est pas toujours probant, bon alors par contre au Japon le genre continue lui de péter la forme enfin ça c'est jusqu'à ce qu'un signe noir sorte de nulle part pour terminer la décennie

Matrix marque un tournant dans le cinéma de SF même de l'industrie du cinéma en général en fait il fournit une synthèse de ce qu'il précède tout en proposant une approche renouvelée en un coup de tonnerre culturel, et pourtant matrix n'a pas tant ressuscité le cyberpunk qu'offert un baroud d'honneur tenez même la mode de Matrix-like qui a suivi le carton du film non retiennent même pas spécialement laspect cyberpunk.

Nous voilà dans l'hiver nucléaire pour le cyberpunk doublé comme on l'a expliqué par le post-apo comme son papa le punk il n'est pas mort il s'est dilué et ça on y reviendra on délaisse le cyber au profit de nouvelles technologies comme avec le nanopunk ou le biopunk

C'est seulement a partir des années 2010 qu'on voit le cyberpunk sortir petit à petit de son bunker pour aboutir à ce qui semblent être un véritable revival et si pour savoir qui a tué le cyberpunk il fallait d'abord se demander qui l'a ressuscité et surtout pourquoi

Revival

notre Prophète le cyberpunk reviendrait-il sur terre pour nous guider, on en perçoit des signaux faibles tout au long de la décennie jusqu'à une apothéose pourquoi ce soudain revival ? est-il le signe que le genre va retrouver un avenir ?

en parlant d'une autre et s'imposer à nouveau comme majeur dans la SF contemporaine les raisons paraissent sautées aux implants oculaires intensément d'imaginaire semble coller plus que jamais au problématiques actuelles c'est la thèse plutôt convaincante défendue par le bien nommé cyberpunks not dead de Yannick RUMPALA.

Le cyberpunk nous apparaît désormais comme familier, on vit dans une société je ne vous apprends rien une société où le technocapitalisme étant son règne et ses promesses plus encore que dans les années 80, des technologies organisées autour d'interface homme machine interface par lesquelles passent notre rapport au monde

Alors certains on a préféré pour le moment donner des extensions à nos corps et nos esprits plutôt que des puces et un plan cybernétique même si la Silicon Valley investit sa R&D comme jamais pour nous promettre que cette fois c'est la bonne qu'en plus juré ça n'est pas la pire idée dans la longue et triste histoire de l'humanité.

Une technologie de plus en plus absorbée par les corps et des corps de plus en plus absorbés par la technologie, le cyber c'est effectivement greffé textuellement dans les cyberguères, la cybersécurité, et la cybersurveillance, la domotique, les algorithmes et les IA explosent faisant désormais partie de notre quotidien. L'informatique en général devient totalisante en s'étendant à chaque aspect de nos vies l'enjeu n'est plus de contrer la technologie comme des ludiques modernes mais de la maîtriser l'utiliser à nos propres fins la détourner après tout les hackers bien réels font désormais partie des figures de contestation, les mégalopoles ont poussé de partout comme des champignons et l'urbanisation n’est pas près de s'arrêter.

Presque 60% de la population vit aujourd'hui dans une ville population qu'on estime pouvoir doubler d'ici 2050 des villes comme lieu de déshumanisation, d'atomisation et d'anonymat.

La marche de l'histoire tend vers la privatisation du monde le capitalisme sous sa forme dite financière c'est dématérialiser en des flux des données des opérations informatiques automatisées comme dans Johnny Memonic les données elles-mêmes deviennent une richesse prisée il s'est également des territorialisé à franchi des frontières et des régulations se fondant désormais sur des multinationales ce capitalisme tardif annoncé par Ernest Mandel 10 ans avant l'avènement du cyberpunk et désormais partout et donc nulle part.

Les structures collectives les institutions publiques et les corps intermédiaires disparaissent petit à petit rendu impuissant ou jeté en pâture aux puissances privées le cyberpunk puise dans les changements structurels et philosophiques des entreprises dans les années 80 son ére des méga corporations nous la vivons comme annoncé.

Fini le capitalisme industriel à la pap, les grands groupes tenus par quelques grandes familles, et des conseils d'actionnaires
anonymes démultiplient leurs activités pas étonnant que le genre présente souvent un avenir entre americanisation et influence thématique asiatique en miroir de ses principaux pays producteurs d’œuvres que sont les USA et le Japon, ce dernier avec son miracle économique faisait alors office de précurseur, à la fois fleuron de la tech et organisé autour des Keiretsu héritière des Zaibatsu qui ont tant inspiré Gibson.

D'énormes normes conglomérats familiaux implantés dans de multiples secteurs à coups de fusion acquisition

Le sang Zaibatsu c'est l'information pas les individus. La structure est indépendante des vies individuelles qui la composent. L'entreprise devenue forme de vie

New Rose Hotel, William Gibson (1986)

Ces entreprises omnipotentes deviennent des organismes tentaculaires non plus des services mais des marques à l'identité propre

Dans une société de contrôle on nous apprend que les entreprises ont une âme ce qui est bien la nouvelle la plus terrifiante du monde

Gilles Deleuze, Pourparlers (1990)

Les élites elles continuent dans leur séparatisme si elles ne sont pas encore parvenues à rester en orbite ou sur d'autres planètes elles
vivent coupées du reste d'entre nous dans les ghettos du gotha, les Gated community, au-delà du monde et des frontières qui s'imposent encore à l'inverse à la masse des déplacés et des plus pauvres.

Ils se projettent dans leur propre ville apatrides au milieu de l'océan ou du désert sans plus jamais toucher terre, littéralement hors sol evadé du reste de la société autant que de la fiscalité. Se plaçant tout comme leur richesse accaparée offshore

Des élites en rupture avec l'humanité elle-même via des rêves d'immortalité et de transhumanisme, séparé du genre humain par le gouffre béant des inégalités ou la classe moyenne disparaît comme le prolétariat renvoyait à un précariat ou un lumpenprolétariat pour être un peu old school, avec pour seul perspective la survie quotidienne.

Entre eux et des riches toujours plus riches plus rien, aucun optimisme aucune issue aucun contre modèle à chercher dans ce monde cyberpunk car la précarité c'est le NO FUTURE,

La précarité affecte profondément celui ou celle qui la subit en rendant tout l'avenir incertain, elle interdit toute anticipation rationnelle et en particulier, ce minimum de croyance et d'espérance en l'avenir qu'il faut avoir pour se révolter, surtout collectivement contre le présent, même le plus intolérable.

Pierre Bourdieu, Contre-feux (1998)

On parle parfois de techno-féodalisme à autre nom pour les rêves mouillés des libertariens, un terme en apparence paradoxal ou la concentration de richesse et des technologies toujours plus puissantes toutes deux libérée de leurs entraves amènent à une régression sociale rappelant la féodalité un monde de technobaron et de cyber-serfs même si nos rues ne regorgent finalement pas de cyborgs les verrous moraux ont sauté pour ouvrir la voie à une conquête de nouveaux marchés par une technologie débarrassée des considérations éthiques et prolonger la marchandisation de tout jusqu'au plus profond des corps et des esprits.

Donnez-le vous pour dit désormais c'est le Far West sauf que la frontière a été repoussée vers de nouveaux territoires c'est nous.

La technologie n'apporte plus le bonheur collectif elle renforce au contraire les injustices en profitant à quelques-uns. Le cyberpunk décrit littéralement un monde d'après, post-humain, post-national, post-politique, monde d'après qui serait notre présent.

Serait-il alors effectivement le meilleur genre de SF pour faire le bilan de notre époque et en imaginer les perspectives ?

Coup dur du coup vu qu'il en a pas de perspective mais pas étonnant qui s'impose à nouveau à nous et de beaux jours devant lui à moins que ...

Rétrofutur

Si tout ce que je viens de dire est tout à fait vrai il faudrait pas oublier une caractéristique cruciale de ce revival

Survival il s'inscrit dans un phénomène bien plus large qui définit beaucoup notre moment culturel tout particulièrement dans la pop culture la nostalgie des années 80

Parce qu'il représente notre futur mais parce qu'il représente le futur des années 80, ça ça change tout et l'ironie de la chose et pire que vous le pensez car figurez-vous que le cyberpunk alors qu'il commençait à être délaissé par ses créateurs à très vite donner naissance à des sous genres dont vous avez sûrement entendu parler à commencer par le steampunk popularisé par le roman de 1990 the different engine sous les plumes de Bruce Sterling et ce bon William Gibson.

On pourra y ajouter tout un tas d'autres dérivés du même tonneau comme le diesel-punk, laser-punk, l'atome-punk ou
en fait tout ce que vous voulez. Le principe reste le même remplacer cyber par n'importe quel autre technologie dont va découler tout un univers. Mais ces héritiers ont une particularité il s'agit le plus souvent de rétro-futurisme le plus connu le steampunk donc donne une science-fiction victorienne partant des débuts de l'industrialisation pousser plus loin les perspectives de la vapeur

Attention si ce genre s'inspire d'auteur de l'époque comme Jules Verne ça ne fait pas de vingt mille lieues sous les mers une œuvre steampunk car ce n'est pas du rétrofuturisme. A ce moment-là c'est juste la SF de l'époque celle à laquelle revient le steampunk en imaginant non plus un futur mais une uchronie, une histoire alternative ou le monde aurait pris une direction différente, et ça marche en fait avec n'importe quoi je vais prendre des exemples bien de chez nous qui illustrent bien ça.

Le château des étoiles c'est une fort belle BD de Alex Alice débutant en 1869, bon alors l'esthétique c'est complètement un délire steampunk faut se calmer à inventer un sous genre à chaque variante mais on pourrait presque dire etherpunk du fait de sa technologie centrale en effet une partie de la science de l'époque postulait l'existence d'une matière constituant le vide spatial. l'ether évidemment maintenant on sait que pas du tout mais le château des étoiles part de cette science de l'époque imagine qu'elle avait raison et en fait découler une science-fiction un futurisme mais du passé un rétro futurisme.

L'intérêt n'est donc plus la prospective et l'exploration de futurs possibles mais l'exploration d'époque passé et de futurs qu'elles auraient pu croire possible. Sauf que non comme on le constate tous les jours d'ailleurs ces sous genre accorde souvent une grande importance au contexte historique traditionnellement on trouvera dans cette SF des événements mais aussi des personnages bien réels qui côtoient des personnages fictifs souvent issus de la culture de l'époque.

Autre oeuvre que Cocorico, la Brigade Chimérique de Serge Lehman et Fabrice Colin prend le parti du radium punk où les découvertes de Marie Curie donnent naissance dans de guerre à des genres de super héros européens tous en réalité issus de la littérature populaire de l'époque. Le contexte historique et politique y est central on y aperçoit André Breton où Irène Joliot-Curie autant que des personnages issus de la littérature populaire de l'époque qui viennent en incarner des phénomènes réels. Le génie du mal allemand docteur Mabuse ou Gog personnage du roman éponyme de l'écrivain fasciste Giovanni Papini pour les forces de l'Axe. L'URSS de Staline qui pioche ses agents en exosquelette dans nous autres un roman de science-fiction soviétique tandis que le nyctalope dont on doit les aventures foisonnantes à l'écrivain collabo Jean de La Hire devient protecteur de Paris

Bien que la démarche soit la même la période couverte ici ne correspond plus au steampunk mais plutôt à un autre genre le diesel punk même si elle fait le choix d'une autre technologie avec le radium. Qui dit époque différente dit problématique différente si le steampunk aborde les débuts de l'industrialisation et se prête aux questions de classe de progrès ou de colonialisme on développe plutôt ici le contexte d'entreux de guerre les tensions en Europe la montée des fascismes ou le communisme vous voyez le truc le rétrofuturisme peut servir à explorer des problématiques du passé qui résonnent dans le présent enfin quand c'est bien fait quoi comme par exemple avec frostpunk qui mobilise le steampunk pour évoquer les bouleversements climatiques en revenant à leur point d'origine qui est l'industrialisation parce que le problème justement c'est que ce côté rétro peut se limiter à une nostalgie pour une esthétique et une époque fantasmée et à une approche purement référentielle.

Non mais il suffit de voir le steampunk lorsque c'est résumé à mettre des rouages sur un haut de forme à tous porter ces mêmes de lunettes Gogole et à se faire appeler Lord de Nicodémus Phinéas Kumberclock aventuriers en montgolfière évacuant toutes les thématiques à un peu gênantes pour pouvoir fantasmer une ére victorienne sans regard critique.

Voilà la terrible ironie du cyberpunk genre ultramarquant d'une époque sont suffixe à couche de rétrofuturisme sans en être un lui-même avant d'en devenir un son tour une uchronie des années 80 où le cyber est une technologie datée au charme désuet vers laquelle on aime revenir comme une culture doudou.

Je vais reprendre un exemple très symptomatique pour bien comprendre ça dans Blade Runner on peut voir partout les logos Atari parce
qu'on est en 1982 et que le jeu vidéo c'est le truc du cyber futur et que le jeu vidéo, bah c'est Atari mais quand en 2017 Blade Runner 2049 force encore plus sur Atari ça représente plus du tout le futur c'est une référence nostalgique. Résultat ce qu'on reprend c'est une esthétique et des codes figés y compris dans des thématiques dont on sait plus forcément trop quoi faire.

La pertinence s'est émoussé la charge subversive s'est épuisée c'est marrant d'ailleurs vous noterez que les dérivés se sont construits avec le suffixe punk pour dire c'est comme le cyberpunk sauf qu'au lieu d'être cyber c'est inséré autre technologie alors que bah il y a absolument plus aucun rapport avec le punk parce qu'au final c'est pas le cyber qu'on a perdu c'est le punk

Punk is dead

Si on y réfléchit bien ce destin est tout à fait logique le punk justement bah ça a été une contre-culture pertinente à un moment et depuis bah c'est une esthétique et un état d'esprit un peu daté un peu folklo qui renvoie une époque. Dans la pop culture ça s'est dilué dans un imaginaire rétro des années 80 pour fournir des cyborgas crête de la chair à canon pour beat them all à l'ancienne et des A tagués dans des ronds

Alors le punk c'est pas les c'est pas que les Sex Pistols franchement c'est beaucoup plus c'est beaucoup de groupes c'est des groupes comme crasse qui existent encore aujourd'hui qui sont des anarchistes convaincus qui ont jamais signé sur une grosse boîte qui sort des des disques qui font quasiment au même point ils les prête pas mais ils en sont pas loin ça c'est un groupe c'est vraiment aussi un groupe très emblématique mais qui a jamais été très médiatisé parce que c'était pas ce qu'ils recherchaient. Il y a eu des gens qui ont surfé sur la vague punk, les Sex Pistols ce qui était vraiment un groupe punk mais qui a après été développé comme un comme un produit marketing comme Plastic Bertrand pour nous pour pour les Français les Belges on en rigolait pas mais c'est le plus grand groupe punk et à côté il y avait les Béru ou les bibliques qui étaient pas du tout des groupes qui sont rentrés dans ce système là donc ça c'est pour l'histoire du punk mais effectivement oui les sexpistols, il y a une récupération et puis il y avait aussi le fait que cette contre-culture et ben elle devient moins la contre-culture à partir du moment où elle s'intègre dans la culture générale

Punk : Tout est dans le suffixe ?

Avec Lizzie Crowdagger, Karim Berrouka, Léo Henry, et Alex Nikolavitch.

C'était la contre-culture d'une culture qui décrétait la fin de l'histoire, une contre-culture qui disait nos futurs et à partir du moment où il y a nos futurs et ben il lui reste quoi à la SF bah il lui reste la perspective de fin du monde avec la domination du post-apo qu'on a abordé sur l'humain vous pouvez enchaîner là-dessus à la fin de cette vidéo ou se tourner vers les futurs du passé quand on envisageait qu'il y en aurait un et donc le rétrofuturisme.

Le cyber lui il est bel et bien là dans nos vies mais où est le punk où est la contre-culture, finalement ça m'étonne pas qu'on se retrouve plus dans des imaginaires comme heure très loin du cyberpunk plus banal plus clinique qui ressemble plus à ce qu'on a ce qui m'avait fait dire un jour en live on vit vraiment dans la dystopie la plus nulle du monde quoi.

C'est vraiment la en fait c'est la COGIP cyberpunk c'est vraiment en fait on a on a la dystopie sans avoir les costumes cool et les néons partout quoi

Alors j'ai envie d'appeler ça du COGIP-punk parce que de fait ouais l'idéologie managériale de l'époque a bel et bien fini par infuser toutes les strates de la société de l'entreprise à l'économie en général et à la sphère politique jusque dans notre quotidien et nos modes de vie. A la place des bras bioniques dans des blousons noirs avec mot câblés on a des happiness manager radicalisés sur Linkedin...

Le bonheur au travail ce n'est pas qu'une question de cadre de travail, bien sûr nous avons une table de ping-pong, ou une salle de sieste, un espace jus de fruits, un espace smoothie, un espace smoothie à la banane, un vélo elliptique pour 400, des iPad pour faire du yoga tous les matins le break face meeting convivial de 8h30 et l'occasion d'appeler chaque collaborateur par son prénom pour vérifier qu'il est bien là ouvert aux autres et dans l'instant présent de 8h30 pétantes

Chief Happiness Dictator par Karim Duval (2020)

alors moi je trouve ça aussi abyssalement dystopique et ça me terrifie mais ça a même pas le mérite d'être stylé d'où la pétance nostalgique pour le cyberpunk à l'ancienne d'ailleurs le dessinateur boulet avait proposé dans une super BD le concept de Fornica-punk il y a même le Giscard-punk pour à peu près la même chose parce que non soyons honnêtes on vit pas dans Neuromance pas même dans Black Mirror on vit dans dava

défenseur acharné de l'éducation financière dès le plus jeune âge nous n'aurons de cesse de vous offrir tips après tips, quoi qu'il en coûte pour vous sortir en fin de cette pauvreté confort qui vous gangrène, car le tabou sur l'argent est un sacré fléau dans le monde actuel un génocide qui ne dit pas son nom

DAVA - Qui sommes-nous DAVA (2017)

le futur cyberpunk a fini par apparaître pour beaucoup consciemment ou non comme un avenir impossible on y croit plus pourquoi faire avec quelles ressource comment vous voulez que ça se casse pas la gueule avant

Bon il y en a qui croit encore c'est vrai et c'est intéressant à observer on l'a dit les Zinzins de la Silicon Valley sont aussi le produit de ces contre-culture et mater ce qui sont devenus à ça c'est clair le devenir cyberpunk il force à mort dessus pour reprendre la blague

j'ai écrit le cybercule de l'Apocalypse comme un avertissement envers une humanité qui court droit à la catastrophe [Musique]
je suis heureux de vous annoncer que nous avons créé le cybercule de l'Apocalypse issu du roman visionnaire ne créez pas le
cybercule de l'Apocalypse

Je déconne à peine le terme metaves vient lui-même du roman post cyberpunk snow crash de Neil Stephenson en même temps soyons tout à fait honnêtes l'imaginaire cyberpunk cristallise certes des craintes mais aussi une fascination ce que j'aime appeler le syndrome Jurassic Park. Le film montre qu'il faut surtout pas ressusciter des dinosaures mais on veut le voir parce que il y a des dinosaures de ans et il nous donne à rêver qu'on puisse en croiser un jour. Mais où est passé la veine punk du détournement du hacking de la débrouille
du Do It Yourself et des espaces alternatifs à faire vivre dans les interstices d'une société épouvantable. La façon pour les prolos et les marginaux de la propriété de conserver la maîtrise de ces outils si aliénant.

Et ben non du cyberpunk on a gardé des patrons savants fous qui torturent des singes pour leur coller des neuralink mais qui sont mais alors persuadés d'être les héros.

Si vous voulez savoir je suis un genre d'anarchiste utopique comme l'a si bien
décrit Iaine Banks (auteur de SF)

Elon Musk (Twitter, évidemment)

C'est logique en même temps pour les hyper riches le cyberpunk a toujours été en quelque sorte une utopie résultat et nous font des trucs du futur qui marchent pas en plus d'être dangereux et cerise sur le gâteau dans des versions nulles à chier, c'est peut-être ça le truc qui saute aux yeux quand on voit ce qui reste à quel point c'est parodies humaines ont un imaginaire pauvre.

Leur univers intérieur c'est le désert sans même parler des aspects plus concrets de tout ça, regardez la gueule de méta regardez la gueule des NFT, regardez la gueule de Dubaï de NEOM, de the line.

Mais ici je le répète ces gens sont des amputés de l'imaginaire c'est eux qui sont aux manettes et prétendent concevoir notre futur leur utopie c'est non seulement des dystopies pour la très grande majorité d'entre nous mais en plus elles sont éclatées.

Pour le coup pas étonnant qu'un film comme Matrix est fait autant de bruit avec son approche au final il reprenait les idées cyberpunk pour dire que la matrice ben c'était le monde dans lequel on vivait un monde déjà COGIP-punk

attendez les gars calmez-
vous c'est parce que vous croyez je vous jure je sais rien je suis sûr que cet
c'est quelque chose il bluff [Musique]

Avec ça matrix n'a pas tant relancé le Cyberpunk qui l'avait clos bon et au-delà de ce qu'on peut penser du dernier film la démarche de Lana dit à peu près tout

Dans la première trilogie notre regard était prospectif nous avions compris que les ordinateurs et le virtuel allaient devenir de plus en plus important je voyais donc pas l'intérêt de revenir agiter les mêmes idées 20 ans plus tard

Lana Wachowski, Premiere (2021)

Alors bon le cyberpunk a-t-il vraiment un avenir en dehors d'un revival année 80 qui lui-même j'espère va s'essouffler. Cyberpunk peut-être pas tout à fait dead mais cyberpunk finito

Plot twist : Fin ?

Ca c'est la conclusion que j'aurais faite à la base mais laissez-moi vous raconter une petite histoire je faisais un tour comme d'hab au festival de SF les intergalactiques où j'ai pu participer à un paquet de table rondes et sur une en particulier il y a eu un déclic, la table se déroule sous l'égide de l'essayiste Raphaël Colson spécialiste du genre qui m'a aidé à écrire cette vidéo en bonne partie basée sur ces travaux il faut être honnête.

Dans les intervenants on retrouve Yann Minh un artiste multicasquette, alors lui c'est totalement un Cyberpunk à l'ancienne qui fait vivre le truc à fond. A côté on a deux auteurs de SF Michael Roch et Boris Quercia. Dans la discussion forcément ça parle de tous ces trucs de Zuckerberg, de Musk, les cryptos, vous avez compris ce que j'en pense. Et puis il y a ces deux auteurs qui écrivent la à l'heure actuelle des œuvres cyberpunk ou inspiré du cyberpunk.

Je parlais de renouveau je pense qu'il y a effectivement une réappropriation qui se fait dans la marge évidemment sur les sur les bases de ce que fait l'auteur du Neuromancien ou le cyberpunk devient un outil pour lutter contre un pouvoir politique, parler des marges de l'Occident ou justement le né- néolibéralisme extrême est déjà en oeuvre c'est faire preuve que le que le cyberpunk n'est pas mort on le présente qu'on le présente dans un récit futuriste mais c'est la réalité présente de de ce qui se passe. Moi j'ai des collègues aux Antilles mes collègues ont bossé dans des choses sur les effets spéciaux de films comme Le Hobbit, comme John Carter de mars etc etc... Et en fait souvent on se fait des visios et ils me disent Mike je vais je vais être obligé de laisser le visio là parce que je dois aller m'occuper des beufs qui sont dans le champ une heure plus tard ils sont sur leur PC en train de faire de la FX pour des films quoi. Ce rapport un peu un peu dans la dualité c'est ce qui va provoquer peut-être ce nouvel imaginaire, c'est originalité de du cyberpunk cette renaissance. Mais encore une fois on est on est clairement dans un temps présent totalement tarabiscoté.

là-dessus Boris cuersia prend aussi la parole je vous invite à voir la table ronde en entier mais en gros lui aussi il nous raconte une histoire qui vient de son Chili natal celle d'un pauvre type qui mange de la viande bon marché dans la rue et qui se retrouve avec une puce greffée dans le bide parce que cette viande appartenait en fait à un chien quilui-même appartenait à des riches qu'il avait pucer dernier cris et voilà comme on était né le premier cyborg chilien.

aujourd'hui je peux pas séparer la technologie tout ce qui est social parce que finalement on sait pas tout le monde va avoir accès à cette technologie cela ça s'identifie, ça se voit très clairement, en Amérique latine il y a fait mais directement à la à l'ensemble de
la quotidienne d'une personne.

Ces bâtards ils m'ont montré ce que j'avais pas vu et en même temps est-ce que ça devrait me surprendre qu'un vrai renouveau pertinent
du genre viennent d'un auteur des Antilles et d'un autre d'Amérique latine.

Qu'est-ce qu'il y a de plus cyberpunk que le premier pays à avoir adopté des crypto comme monnaie officielles qui nous donne des titres comme au Salvador la méga prison des gangs polluent les rivières je critique cette esthétique nostalgique ce cyberpunk superficiel comme on le retrouve dans une pop culture mainstream qui recycle les mêmes poncifs mais j'en sortais pas tellement pour aller voir ailleurs non plus j'avais mon casque VR de geekos americanisé vissait sur la tronche je pensais voir le code mais je sortais pas de la matrice c'est pas parce que je constatais toujours justement je le pense que la culture populaire mondialisée très dominée par le nord n'avait plus grand chose à dire avec le cyberpunk que d'autres eux n'avaient plus rien à en dire

A LIRE

  • Cyberpunk's not dead - Yannick Rumpala (Éditions Le Bélial)

  • Tè Mawon - Michael Roch (Éditions La Volte)

  • Electrocante / Les rêves qui nous restent - Boris Quercia (Éditions Asphalte)

  • Neuromancien / Mona Lisa Disjoncte / Comte Zéro - William Gibson (Éditions Au Diable Vauvert)

Les tables rondes des Intergalactiques :

  • Cyberpunk : l'imaginaire d'un techno-futur ? img • Cyberpunk : l'ima...

  • Punk : tout est dans le suffixe ? img • Punk : tout est d...

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June 24, 2023 at 2:25:37 PM GMT+2

Qui sont les chamanes en plastique, ces gourous new age ?https://www.ladn.eu/nouveaux-usages/chamanes-en-plastique-les-nouveaux-gourous-du-nouveau-new-age/

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Chamanes en plastique : les gourous 2.0 du nouveau New Age

Par Laure Coromines - Le 2 novembre 2022

Dérives sectaires, produits et services bidon, appropriation culturelle : bienvenue dans le monde des chamanes en plastique, ces gourous qui veulent absolument harmoniser vos énergies à coups d’eau de lune et de pierre de quartz.

Dans La France sous nos yeux, Jerôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely avançaient que l'engouement pour le chamanisme et l’ésotérisme provenait principalement de l'effondrement progressif de la culture catholique. Cet effondrement laissait derrière lui un vide spirituel qui ouvrait la porte à d'autres propositions susceptibles de combler notre soif de transcendance. Aujourd'hui, ces propositions dégoulinent de partout : les influenceurs astrologie donnent des conseils pour optimiser ses investissements Bitcoin, les stars hollywoodiennes développent des produits wellness hippies, les profs de yoga se reconvertissent en sorcières, l'alimentation devient magique, le nail art devient mystique, le féminin sacré, et les réseaux expliquent aux ados qu'ils sont sûrement des êtres semi supérieurs venus d'autres univers.

Dans un rapport rendu début novembre 2022, la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) affirme que la France fait face à « un accroissement inédit des agissements à caractère sectaire. » La hausse « significative » des saisines porterait à 4 020 leur nombre en 2021, soit une augmentation de 33,6% par rapport à l'année précédente, et de presque 50% par rapport à 2015. Les jeunes de 18 à 24 ans seraient « particulièrement vulnérables face aux gourous 2.0 qui les entraînent dans des gouffres financiers », notamment grâce à la vente de cryptomonnaies et l'usage de vente multiniveau.

Alors, qui stimulent ainsi notre besoin immémorial et inépuisable de croire en un au-delà accessible et tangible ? Les chamanes en plastiques de ce nouveau New Age. Présentation.

Qui sont les chamanes en plastique ?

Depuis le début de la pandémie, Cassandra De Berranger, 38 ans, professeur de hatha yoga dans le sud-ouest de la France, a « tout vu passer » : ceux qui sont tombés dans le conspirationnisme et ceux qui sont partis vers des pratiques plus alternatives. « Certains sont revenus à la raison, mais je vois de plus en plus de mes élèves qui virent dans des systèmes de croyance où tout se confond et se mélange... Plus l'offre est ahurissante, plus elle attire. Les gens sont en quête d'autre chose, ils s'intéressent à la spiritualité, font des recherches sur Facebook ou se rendent au Salon du Bien-Être à Toulouse. Et les pseudo-chamanes sont là, prêts à les alpaguer... »

Le terme « chamane en plastique » a été forgé dans les années 60 aux États-Unis par des militants amérindiens. À l'origine, il désignait les personnes (généralement occidentales et blanches) se faisant passer pour des guérisseurs traditionnels amérindiens ou se présentant comme des représentants officiels de la culture indigène à laquelle ils empruntaient. Aujourd'hui, le terme qualifie aussi bien les conseillers spirituels autoproclamés, que les voyants, médiums et autres pratiquants opérant sur une base frauduleuse tout en se revendiquant de la spiritualité et en cherchant à monétiser leurs services. « En bref, les chamanes en plastique s’approprient principalement l’image, le folklore autour du chamanisme, ce qui ne les empêche pas de se définir à demi-mot comme des figures divines, en contact direct avec les esprits de la Nature, véritables messagers entre les Hommes et les esprits. Selon les époques et les modes du moment, le chamane en plastique peut s’inventer des pouvoirs : il peut être à la fois guérisseur, voyant, capable de guérir les âmes... », souligne Cassandra De Berranger.

Comment les reconnaître ? Dans leur version la plus débridée, ils portent des plumes dans les cheveux façon coiffes amérindiennes, arborent des peintures vaguement ésotériques sur leur visage, aiment à raconter comment leur voyage dans le Punjab ou au cœur de l'Amazonie a transformé leur vie, et se filment en train de jouer du tam-tam dans la forêt de Compiègne. Dans leur version la plus passe-partout, les chamanes en plastique portent des tons crème et des man-buns. Ils relisent inlassablement les Accords toltèques : les 4 règles pour mieux se connaître de Miguel Ruiz et tirent les cartes à leurs amis entre deux IPA au Ground Control. Quand ils ne sont pas trop occupés à expliquer comment retrouver sa flamme jumelle ou pourquoi pierre d'opale et Ayahuasca vont vous changer la vie. En jeu derrière la mise en scène de ce mode de vie basé sur la clairvoyance et la sagesse : l’instauration d'une figure tutélaire rassurante. Et surtout, beaucoup d'argent.

Eau de lune, cristaux : la proposition des chamanes qui vous veulent du bien

L'offre de produits vendus par les néochamanes est pléthorique. Le carton de l'année, ce sont bien sûr les cristaux, ou pierres semi-précieuses, comme le jade ou le quartz. Toutes sont valorisées pour leurs propriétés spécifiques : apporter la sérénité, faciliter la prise de décision etc... En plus d'orner les tables de nuit, les pierres semi-précieuses prisées par les ados apprenties sorcières alimentent un business juteux. D'après le chercheur Eike Wenzel cité dans Süddeutsche Zeitung (article datant de 2017), le marché de l'ésotérisme générerait jusqu’à 20 milliards d’euros en Allemagne chaque année. Sur TikTok, les cristaux font aussi un carton : le #crystaltok dépasse les 5,2 milliards de vues et la #lithothérapie les 70 millions.

Parmi les articles proposés par les chamanes, d'autres objets fétiches : flûtes de pan artisanales, gongs, eau de lune, talismans et autres guides pratiques en tous genres. Mais attention, les chamanes en plastique ne vendent pas que des produits. Le gros du chiffre d’affaires se joue du côté des services et des prestations plus ou moins floues. Et parfois même de certains lieux.

Pour mieux vibrer, rendez-vous au Mont-Saint-Michel

C'est désormais autour du Mont-Saint-Michel en Normandie que pullulent les apprentis chamanes, prêts à exploiter le « taux vibratoire » de la célèbre abbaye. Par taux vibratoire, comprendre « indice de performance qui varie en fonction de l’instant de calcul et des oscillations énergétiques de l’élément mesuré » qui se nourrit aussi de « la pensée émotionnelle, la force physique, les potentialités, les faiblesses des endroits physiques. » Ce taux se mesure grâce à un pendule de radiesthésie ou au biomètre de Bovis utilisé en radiesthésie. Le procédé de détection repose sur l'idée selon laquelle les êtres vivants seraient sensibles à certaines radiations émises par différents corps. En résumé, les lieux à haute énergie vibratoire permettent de se ressourcer et d'accéder « à son inconscient pour retrouver l’amour et l’essence de l’être. » Si le principe est généralement considéré comme relevant de la pseudoscience, les prestations autour des soins énergétiques explosent depuis la pandémie.

Loris Vitry, coach en développement personnel, et Cathy Maillot, ostéopathe, expliquent en ligne avoir « tous deux développé un magnétisme (taux vibratoire) très élevé. » Pour mieux cerner leur projet, il est possible de se procurer l'ouvrage, « Communiquer avec le monde invisible », où il est rappelé que « tous les thérapeutes énergétiques, magnétiseurs guérisseurs, voyants médiums, maîtrisent l'art de la radiesthésie et donc les secrets du pendule. » Parmi les services proposés, le calcul de son « Chemin de vie » (le nombre qui révèle à chacun le chemin à prendre pour « réussir sa mission de vie », selon une méthode venue tout droit des Aztèques et des Mayas), le décryptage de son « Heure Miroir » (pour mieux comprendre les messages qu'essaient de vous transmettre vos anges gardiens, ou encore le nettoyage énergétique (pour apprendre à se purifier, soi et sa maison). Au-delà de la traditionnelle formation reiki et voyance, le duo propose encore une prestation plus étonnante, « Entreprise Sacrée », pour améliorer la performance des salariés en optimisant le profil énergétique et spirituel de chaque membre de son équipe.

Le taux vibratoire de Loris et Cathy n'est pas seulement mis au service de patients, mais aussi de particuliers enclins à devenir à leur tour néochamanes. Sur leur site, quelques conseils pour choisir son formateur magnétiseur : « Si vous maîtrisez déjà l'utilisation d'un pendule divinatoire, je vous conseille aussi de mesurer le taux vibratoire de votre formateur en magnétisme. Si son taux vibratoire est inférieur à 300 000 unités Bovis, vous pouvez passer votre chemin et chercher un autre formateur. » Vous voilà prévenus.

Formation pour devenir chamane : le MLM des néogourous ?

Quand les clients se font rares, miser sur la formation d'autres chamanes s'avère plus profitable, et Loris et Cathy ne sont pas les seuls sur le coup. Ou comment les chamanes cherchent à recruter de nouveaux chamanes, façon MLM. Avec les formations promettant l'accession au statut nébuleux de chamane, les tarifs peuvent vite grimper : compter parfois 5 500 euros pour une formation de 192 heures en présentiel (repas et hébergement non compris dans la formation) sur certains groupes Facebook. L'Institut Pierre Thirault propose de son côté 4 jours d'initiation pour 680 euros. Au programme : décoration d'intérieur, Feng Shui et géobiologie.

Le fil conducteur de ces diverses offres : un fourre-tout de disciplines mélangeant pêle-mêle Reiki (méthode de soins énergétique d'origine japonaise), peinture d'âme ( « Il s'agit d'un soin connecté et illustré, qui vous représente. Un portrait d'âme est comme un compagnon de vie. Intime et fidèle. De sa forme et ses couleurs, émanent une vibration, une énergie propre au chemin de votre âme. La main est savante, elle sait au-delà des mots, traduire et retranscrire ce qui émerge et qu'elle connaît déjà. » ), crudivorisme (pratique consistant à se nourrir exclusivement d'aliments crus) ou encore anthroposophie (courant mélangeant christianisme et religions indiennes). L'objectif de ce fatras de disciplines : permettre de satisfaire toutes les envies grâce à une offre unique.

Mais pas toujours besoin d'avoir à débourser pour sa formation. Sur le groupe Facebook L'Univers de l'occulte & des croyances païennes (Wicca, Sorcellerie, etc.), les quelques 22 000 membres, parfois enveloppés de peaux de bête ou de couvertures péruviennes, partagent astuces et PDF expliquant comment s'improviser chamane, le tout accompagné de photos de saluts au soleil et de haïkus invoquant le pouvoir de la Terre nourricière. Sur Instagram, coachs et profs de yoga agrémentent volontiers leur bio des termes chamanes ou « passeuse d'âme » (énième concept encapsulant communion avec le monde invisible et capacité à donner de l'amour) sans s'embarrasser de certifications, d'explications ou même de définition... C'est le cas de Fleur*, 36 ans. Après des études en école de commerce et des années dans le conseil, elle « lâche tout » pour partir se ressourcer deux mois à Bali. À Ubud, elle enchaîne les stages de yoga et de méditation avant de se découvrir des pouvoirs chamaniques. « L’identité chamanique a toujours fait partie de moi, mais j'ai mis des années à m'en rendre compte car j'étais comme engourdie. Aujourd'hui, je suis en phase avec mes énergies, et je veux partager ça avec les autres. Je veux leur offrir l'opportunité de faire le même voyage que moi. »

Culte au filtre pastel et dérives sectaires

« Sans forcément le vouloir ou s'en rendre compte, certains de ces chamanes vont propager leur propagande QAnon passée au filtre paillettes, note Cassandra De Berranger. Certains de mes élèves ont même lâché leur chimio, sur les conseils de leur chamane, pour se soigner à l'huile de ricin et à l'eau de lune... Mon amie Sandrine* m'a récemment expliqué devoir demander l’autorisation de son énergéticienne — qui s'est peu à peu immiscée dans sa vie et qu'elle consulte dorénavant plusieurs fois par semaine — avant de participer à une fête que j'organise. Sa chamane lui a expliqué qu'elle avait une force vibratoire exceptionnelle, et que sans s'en rendre compte, Sandrine serait amenée à nettoyer les auras des autres convives, ce qui la drainerait de ses forces et la déséquilibrerait... Il y a deux ans, mon amie aimait bien les colliers en perles et les pierres d'améthyste, mais cela s'arrêtait là. Que s'est-il passé ? »

Avant la pandémie, l'énergéticienne de Sandrine donnait dans le New Age classique. Aujourd'hui, elle a ornementé ses services d'une couche chamanique et facture 60 euros la séance de soins à distance. « Il ne faut pas oublier que les coachs en bien-être (parfois peu scrupuleux) se sont également retrouvés confinés. Eux-aussi ont été amenés à se demander : que puis-je ajouter à mon CV ? Quelle plus-value exotique puis-je développer ? », observe Cassandra. Une situation de plus en plus banale qui inquiète la magistrate Hanène Romdhane, à la tête de la Miviludes : « Ces "praticiens" n’ont qu’un seul intérêt : tirer profit financièrement des personnes en les manipulant mentalement. »

Comme d'autres de ses amies professeures de yoga, Cassandra s'alerte des dérives qu'elle observe. « Je n'arrive toujours pas à savoir si ces chamanes 2.0 sont convaincus ou simplement motivés par le gain, sans doute un savant mélange, l'éventail est large... Dans tous les cas, la relation entre chamanes et adeptes est toxique : les deux ont besoin l'un de l'autre pour alimenter leurs croyances et tenter de combler un certain vide existentiel. J'observe aussi de nombreuses situations d'emprise : comme les soins prodigués par les chamanes sont souvent holistiques, ils ont vite fait d'infiltrer différentes sphères de votre vie. »

*Le prénom a été changé

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June 23, 2023 at 9:52:53 PM GMT+2

Usbek & Rica - Michel Lussault : « Avec l'économie numérique, le standard devient l'individu isolé »https://usbeketrica.com/fr/article/michel-lussault-avec-l-economie-numerique-le-standard-devient-l-individu-isole

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Michel Lussault : « Avec l’économie numérique, le standard devient l’individu isolé »

Qu’elles s’appellent Getir, Flink, Deliveroo ou Uber Eats, de plus en plus de plateformes numériques font la course pour nous livrer où que nous soyons, en quelques minutes seulement. Nous avons demandé au géographe Michel Lussault, auteur notamment du livre Chroniques de géo’ virale (éditions 205, 2020), ce que ce mode de consommation en pleine expansion dit de notre évolution en tant qu’individus et en tant que société.

Usbek & Rica : Avec la livraison à domicile, sommes-nous en train de vivre une nouvelle révolution de nos modes de consommation, après celle du commerce en ligne incarnée par Amazon ?

Michel Lussault : Il convient d’abord de rester prudent. La livraison à domicile a beaucoup profité du contexte pandémique, mais aujourd’hui elle risque au contraire de pâtir de l’augmentation des coûts du transport en raison de la guerre en Ukraine. Ensuite, il faut bien comprendre que ces plateformes numériques sont avant tout des monstres logistiques. Leur succès confirme, en fait, la montée en puissance depuis une quinzaine d’années de la logistique urbaine. Cette logistique, associée aux smartphones et aux applications mobiles, transforme l’individu en « hyperlieu » : un endroit d’où partent et arrivent tous les flux de marchandises, toutes les requêtes, toutes les données. Il est amusant, en fait, de se figurer l’individu comme une plateforme numérique et logistique polyvalente, ouverte 7 jours sur 7 et 24 heures sur 24.

Pour qualifier cette nouvelle manière de consommer, le journaliste et entrepreneur Frédéric Filloux parle d’ « économie de la paresse ». D’autres observateurs évoquent plutôt des nouvelles générations allergiques à la contrainte. Qu’en pensez-vous ? Sommes-nous vraiment « délivrés » une fois « livrés » ?

Je n’irais pas jusqu’à dire que la livraison à domicile « délivre », mais il est incontestable qu’elle allège le consommateur du poids du déplacement en magasin et, se faisant, elle lui évite la pesanteur d’une sociabilité qu’il n’a pas choisi. En effet, les hypermarchés, que je qualifiais d’hyper-lieux, ont vu leurs conditions d’accessibilité se dégrader (embouteillages, coût croissant de la mobilité automobile) et leur promesse de sociabilité se muer en cauchemar de la surfréquentation, c’est-à-dire que faire ses courses n’expose plus seulement aux autres mais à un excès d’autres.

« De plus en plus, la médiation technologique nous allège de l’exposition au public, de la relation en public »

Les plateformes numériques proposent, finalement, une solution plus efficace que les hypermarchés physiques. À travers elles, nous avons accès à absolument tout ce que nous pouvons désirer, au meilleur prix et nous pouvons le recevoir en moins de quinze minutes dans le cas des dark stores comme Getir ou Flink. Les plateformes investissent de façon considérable pour satisfaire cette promesse renouvelée de rapidité et d’abondance avec une intensité qu’on n’avait jamais connue auparavant. Cette intensité répond à des motivations économiques, mais aussi à un projet social : le fantasme d’un individu rendu autosuffisant par sa connexion au réseau global.

Sommes-nous en train de basculer définitivement dans la « société du sans contact », pour citer le titre de l’essai du journaliste François Saltiel ?

Nous approchons plutôt de l’aboutissement ultime de la société des Individus décrite, il y a plus de quatre-vingts ans, par le sociologue Norbert Elias.

De plus en plus, la médiation technologique nous allège de l’exposition au public, de la relation en public. Chaque individu se trouve en capacité de choisir ses relations de sociabilité. Tinder montre bien qu’il est possible d’organiser sa vie sociale depuis une application mobile. Cela ne fait pas de nous des misanthropes, mais des individus obsédés par le contrôle de notre relation aux autres. Le métavers, cet espace social virtuel, immersif et persistant, que nous promettent les géants de la tech, illustre à merveille ce projet de société. Il trahit aussi une tentative désespérée de ces entreprises de repousser le moment où nous allons nous apercevoir que cette forme particulière du numérique, produite par les plateformes et les réseaux sociaux, ne se résume pas à une médiation marchande, mais qu’elle masque un modèle de société, de surcroît insoutenable.

Avancer masquer, est-ce la condition du succès de ce modèle d’économie numérique ?

Absolument. L’essor de cette économie numérique repose sur l’aveuglement des conditions de possibilité, c’est-à-dire qu’il est indispensable de maintenir le consommateur dans l’incapacité de voir ce qu’il est nécessaire de faire pour que le système fonctionne. C’est une économie à la fois très sophistiquée et extrêmement rudimentaire, une économie qui utilise des soutiers, des travailleurs en soute — j’utilise ce terme pour souligner le fait qu’on ne les voit pas. Dark food, dark stores, dark kitchens… Ces termes font référence au dark web, cet espace numérique masqué (et non secret) qui abrite une économie de l’entre deux, ni tout à fait informelle, ni tout à fait formalisée.

« Si nous avions réellement conscience de ce qu’implique la livraison à domicile actuelle pour être efficace et abordable, pourrions-nous rester utilisateur de ces services ? »

Si nous avions réellement conscience de ce qu’implique la livraison à domicile actuelle pour être efficace et abordable, pourrions-nous rester utilisateur de ces services ? Cela dit, cette économie de la pénombre offre aussi une porte d’entrée aux sans-droits, une possibilité pour de nouveaux acteurs de se faire une place dans le marché très contrôlé de la grande distribution qui, d’ailleurs, ne peut pas vraiment arguer d’un quelconque avantage éthique en matière de conditions sociales et d’écologie.

Quels problèmes pose cet aveuglement organisé ?

En premier lieu, masquer les conditions de réalisation de l’économie numérique rend impossible de véritables discussions sur l’éthique et la justice sociale, ainsi qu’un vrai débat digne de l’anthropocène sur les conditions d’habitation d’une Terre qui n’est pas extensible à l’infini.

Ensuite, l’économie numérique parachève, à notre insu ou en tous cas sans débat démocratique, une société où le standard devient l’individu isolé : il est souverain et maître de tout, mais isolé, y compris quand il vit avec d’autres. Cet isolement est d’ailleurs la condition qui permet justement de choisir ses relations sociales. Dans la vision de Mark Zuckerberg, l’individu est un container autogène qui crée une relation virtuelle à l’échelle infinie du monde numérique. C’est un projet de société très construit, un contre modèle de société urbaine, sans institution, sans médiation autre que technologique.

« Il est important de ne pas porter de jugement moral sur les pratiques numériques. On est en revanche en droit s’interroger sur l’impact politique, social et urbain d’un certain type de développement technologique »

Enfin, c’est un modèle qui se nourrit d’une peur des individus que j’appelle une « peur des attentats » – au sens du verbe attenter. Il est étonnant d’observer à quel point les individus sont toujours prompts à dénoncer les logiques attentatoires à leur identité, à dénoncer ce qui les met en question et porte atteinte à leur intégrité. Or, l’emprise croissante de cette peur favorise un glissement vers des sociétés identitaires.

Pourtant, les outils numériques permettent aussi de se mobiliser collectivement. Comment expliquer ce paradoxe ?

L’observation des mouvements sociaux n’est jamais univoque. Certes, les acteurs sociaux subissent les outils et le modèle de société qu’ils véhiculent, mais ils agissent aussi en les détournant et en les déroutant. Les outils numériques peuvent ainsi accroître la capacité d’ « agir politique » des sans droits. Aussi, il est important de ne pas porter de jugement moral sur les pratiques numériques. On est en revanche en droit s’interroger sur l’impact politique, social et urbain d’un certain type de développement technologique.

« En voulant devenir indépendants des autres, nous sommes devenus surdépendants du numérique »

De même, j’ai beaucoup de choses positives à dire sur l’individu souverain, car c’est un individu moins soumis à l’arbitraire. Toutefois, l’actuelle évolution du numérique vers l’économie des plateformes semble plutôt nous conduire vers une dépendance accrue à un appareil technologique et idéologique omniprésent, même s’il se masque. Résultat : en voulant devenir indépendants des autres, nous sommes devenus surdépendants du numérique et des approvisionnements, donc de cette alliance entre numérique et logistique.

Si on se projette un peu, le développement de l’économie numérique au détriment des surfaces commerciales physiques pourrait-il créer de nouvelles friches urbaines, notamment en périphérie des villes ?

Certaines enseignes commerciales anticipent déjà la désuétude de ces grands hangars de tôle, loin des centres-villes, face à l’irrésistible montée de l’économie numérique. Auchan, par exemple, a tenté d’installer un tiers-lieu sur le site d’un ancien IKEA près de Lyon. L’expérience a tourné court en raison de la survenue du coronavirus et parce que nous n’avons pas l’habitude d’imaginer un tiers-lieu dans un ancien centre commercial. Cependant, il existe déjà un exemple de tiers-lieu dans un ancien McDonld’s : l’Après M à Marseille, un fast-food solidaire créé et géré par des citoyens.

« Dans l’hypothèse où ils déclineraient, les espaces commerciaux périphériques représenteraient un enjeu majeur de mutation urbaine »

Globalement, peu d’attention est portée aux espaces commerciaux périphériques, ces fameuses entrées de villes à la française. Pourtant, dans l’hypothèse où ils déclineraient, ces territoires hors d’échelle représentent effectivement un enjeu majeur de mutation urbaine. Ils constituent aussi une opportunité inédite d’inventer et d’expérimenter un urbanisme anthropocène, c’est-à-dire un modèle urbain qui affronte la question de l’impact des activités humaines sur les systèmes biophysiques. L’urbanisme anthropocène se donne pour objectif la recomposition d’espaces neutres en carbone, mais aussi la restauration d’écosystèmes.

Vous travaillez justement sur un projet de mutation d’une ancienne zone commerciale en périphérie de Lyon. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce projet ?

La métropole de Lyon a, en effet, lancé une recherche action en ce sens avec des architectes, des ingénieurs, des économistes, des paysagistes, des universitaires, etc. Le projet se déroule sur le territoire de la Porte des Alpes, une vaste zone commerciale en périphérie de la ville. J’en préside le comité scientifique. Il s’agit de réfléchir à la mutation de cet espace, devenu le symbole d’un mode de vie révolu, pour en faire le lieu d’invention de la ville de l’époque prochaine. Mais comment transformer une zone commerciale sur le déclin en un lieu sobre en ressources et intense en vie sociale ? Comment sortir d’une sociabilité conditionnée pendant cinquante ans par l’acte de consommer ? Comment créer un lieu d’expérimentation pour tout le monde alors qu’il s’agit d’un espace peu connecté aux transports en commun et peu investi par la société civile ?

Je ne suis pas du tout sûr qu’on parvienne à un résultat, mais je trouve néanmoins intéressant qu’on essaie. Car, finalement, la question qui se pose à nous tous n’est pas tant de savoir si nous sommes capables de changer de modèle de développement urbain, mais de savoir si nous sommes volontaires pour le faire. Le cas échéant, nous saurons trouver les capacités.

Chrystele Bazin - 4 avril 2022

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June 22, 2023 at 9:53:25 PM GMT+2

Facebook News Feed bug mistakenly elevates misinformation, Russian state media - The Vergehttps://www.theverge.com/2022/3/31/23004326/facebook-news-feed-downranking-integrity-bug

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A Facebook bug led to increased views of harmful content over six months

The social network touts downranking as a way to thwart problematic content, but what happens when that system breaks?

By Alex Heath, a deputy editor and author of the Command Line newsletter. He’s covered the tech industry for over a decade at The Information and other outlets. Mar 31, 2022, 8:32 PM GMT+2

A group of Facebook engineers identified a “massive ranking failure” that exposed as much as half of all News Feed views to potential “integrity risks” over the past six months, according to an internal report on the incident obtained by The Verge.

The engineers first noticed the issue last October, when a sudden surge of misinformation began flowing through the News Feed, notes the report, which was shared inside the company last week. Instead of suppressing posts from repeat misinformation offenders that were reviewed by the company’s network of outside fact-checkers, the News Feed was instead giving the posts distribution, spiking views by as much as 30 percent globally. Unable to find the root cause, the engineers watched the surge subside a few weeks later and then flare up repeatedly until the ranking issue was fixed on March 11th.

In addition to posts flagged by fact-checkers, the internal investigation found that, during the bug period, Facebook’s systems failed to properly demote probable nudity, violence, and even Russian state media the social network recently pledged to stop recommending in response to the country’s invasion of Ukraine. The issue was internally designated a level-one SEV, or site event — a label reserved for high-priority technical crises, like Russia’s ongoing block of Facebook and Instagram.

The technical issue was first introduced in 2019 but didn’t create a noticeable impact until October 2021

Meta spokesperson Joe Osborne confirmed the incident in a statement to The Verge, saying the company “detected inconsistencies in downranking on five separate occasions, which correlated with small, temporary increases to internal metrics.” The internal documents said the technical issue was first introduced in 2019 but didn’t create a noticeable impact until October 2021. “We traced the root cause to a software bug and applied needed fixes,” said Osborne, adding that the bug “has not had any meaningful, long-term impact on our metrics” and didn’t apply to content that met its system’s threshold for deletion.

For years, Facebook has touted downranking as a way to improve the quality of the News Feed and has steadily expanded the kinds of content that its automated system acts on. Downranking has been used in response to wars and controversial political stories, sparking concerns of shadow banning and calls for legislation. Despite its increasing importance, Facebook has yet to open up about its impact on what people see and, as this incident shows, what happens when the system goes awry.

In 2018, CEO Mark Zuckerberg explained that downranking fights the impulse people have to inherently engage with “more sensationalist and provocative” content. “Our research suggests that no matter where we draw the lines for what is allowed, as a piece of content gets close to that line, people will engage with it more on average — even when they tell us afterwards they don’t like the content,” he wrote in a Facebook post at the time.

“We need real transparency to build a sustainable system of accountability”

Downranking not only suppresses what Facebook calls “borderline” content that comes close to violating its rules but also content its AI systems suspect as violating but needs further human review. The company published a high-level list of what it demotes last September but hasn’t peeled back how exactly demotion impacts distribution of affected content. Officials have told me they hope to shed more light on how demotions work but have concern that doing so would help adversaries game the system.

In the meantime, Facebook’s leaders regularly brag about how their AI systems are getting better each year at proactively detecting content like hate speech, placing greater importance on the technology as a way to moderate at scale. Last year, Facebook said it would start downranking all political content in the News Feed — part of CEO Mark Zuckerberg’s push to return the Facebook app back to its more lighthearted roots.

I’ve seen no indication that there was malicious intent behind this recent ranking bug that impacted up to half of News Feed views over a period of months, and thankfully, it didn’t break Facebook’s other moderation tools. But the incident shows why more transparency is needed in internet platforms and the algorithms they use, according to Sahar Massachi, a former member of Facebook’s Civic Integrity team.

“In a large complex system like this, bugs are inevitable and understandable,” Massachi, who is now co-founder of the nonprofit Integrity Institute, told The Verge. “But what happens when a powerful social platform has one of these accidental faults? How would we even know? We need real transparency to build a sustainable system of accountability, so we can help them catch these problems quickly.”

Clarification at 6:56 PM ET: Specified with confirmation from Facebook that accounts designated as repeat misinformation offenders saw their views spike by as much as 30%, and that the bug didn’t impact the company’s ability to delete content that explicitly violated its rules.

Correction at 7:25 PM ET: Story updated to note that “SEV” stands for “site event” and not “severe engineering vulnerability,” and that level-one is not the worst crisis level. There is a level-zero SEV used for the most dramatic emergencies, such as a global outage. We regret the error.

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June 22, 2023 at 9:49:42 PM GMT+2

Gérard Berry : « L’ordinateur est complètement con »https://www.nouvelobs.com/rue89/rue89-le-grand-entretien/20160826.RUE7684/gerard-berry-l-ordinateur-est-completement-con.html

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Gérard Berry : « L’ordinateur est complètement con »

« Fondamentalement, l’ordinateur et l’homme sont les deux opposés les plus intégraux qui existent. » Entretien avec Gérard Berry, informaticien et professeur au Collège de France, médaille d’or 2014 du CNRS.

Par Xavier de La Porte - Publié le 21 novembre 2016 à 12h28 & Mis à jour le Mis à jour le 26 août 2016 à 13h51

Nous avons puisé dans notre collection de grands entretiens pour vous concocter un week-end de réflexion sur les enjeux du numérique, histoire de bien attaquer cette nouvelle année scolaire. Pour encourager les travaux sur ces sujets, Rue89 lance d'ailleurs avec le Fabernovel Institute les Prix des Talents de la recherche. Ce concours, ouvert jusqu'au 27 septembre, s'adresse aux jeunes chercheurs. A la clé : 5 000 euros de prix. Mathieu Deslandes

Gérard Berry est un des plus grands informaticiens français. Ancien élève de Polytechnique, il est professeur au Collège de France, membre de l’Académie des sciences et de l’Académie des technologies.

Et Gérard Berry s’intéresse à des choses qui nous intéressent : le bug, la sécurité informatique, l’art de la programmation. Surtout, il a la grande qualité de parler simplement de problèmes compliqués.

Il a reçu la médaille d’or 2014 du CNRS, qui récompense chaque année un chercheur, toute discipline confondue. Il est très rare qu’un informaticien soit primé. L’occasion d’une conversation sur l’état de l’informatique, de nos relations à l’ordinateur, de ce qui a échoué et de ce qu’il faut espérer.

Rue89 : Vous avez commencé l’informatique à la fin des années 60. Qu’est-ce qui, dans ce qui se passe aujourd’hui, vous semble le plus étonnant par rapport à ce que vous imaginiez à l’époque ?

Gérard Berry : Je ne suis pas étonné. J’ai toujours pensé que ça se passerait comme ça. Peut-être parce que, déjà à l’époque, mon opinion sur ces questions n’était pas très classique. Alors que tout le monde en France s’intéressait à la matière et à l’énergie, je pensais que l’information était un truc complètement génial.

Par exemple, j’étais fasciné par le petit bouton rouge de la bombe atomique. Je me disais : « Quand quelqu’un appuie sur ce bouton, il y a un seul bit d’information qui passe et la Terre peut sauter, c’est pas mal comme levier. »

L’information, c’est extraordinairement puissant et complètement uniforme, c’est léger, ça se fout du support. Qu’elle soit sur un disque, une clé USB ou autre, l’information est la même. Par ailleurs, elle se reproduit instantanément.

Je trouvais ces pouvoirs extraordinaires. Je me disais que tout ça allait littéralement exploser quand on allait s’en rendre compte.

Mais vous pourriez être étonné par des choses plus concrètes : la miniaturisation, l’informatique qui se diffuse dans des secteurs où l’on ne l’attendait pas...

Ben non, la miniaturisation est une question qui a été connue très tôt. La loi de Moore date de 1965. Elle n’a jamais été démentie depuis. Ça fait juste 40 ans que ça dure...

Mais il y a quand même eu un vrai déclic. Petit, j’étais fasciné par les dessins animés où Mickey peignait d’un seul coup de pinceau un damier noir et blanc sur son mur. En physique, c’est le comble de l’impossible. Et tout à coup, en 1984, sort le premier Mac, avec MacPaint, qui permet de faire exactement ça sur son écran. Là, je me suis dit : « Ça y est, l’informatique est née et c’est “no limits”. »

Et si on inversait la question : vous n’avez pas de déception ?

Non, parce que j’étais certain qu’il allait se passer une très grande révolution mais je n’avais pas d’attente précise. Je pensais bien qu’il y aurait de l’imprévu. Et c’est ce qui est arrivé.

En 1995, j’ai habité un moment donné à Palo Alto chez un copain qui s’appelait Louis Monier. Son projet chez Digital Equipment avait été arrêté, et pendant les vacances, avec d’autres copains, il avait décidé de fabriquer AltaVista, qui est devenu le premier moteur de recherche. Je lui disais : « Ça sert à quoi ton truc ? C’est complètement inutile. » Bon...

Je peux dire que le moteur de recherche, après le damier, a été la plus grosse surprise.

Pourquoi est-si surprenant le moteur de recherche ?

Parce que ça fait des choses que les hommes sont incapables de faire. C’est ce qui m’a toujours plu dans l’informatique.

Rechercher dans des milliards de fichiers en un temps négligeable, l’homme ne peut pas le faire. Un moteur de recherche, c’était quelque chose d’impossible, c’était même impossible d’en avoir l’idée. En informatique, très souvent, ce n’est pas la réalisation qui est le plus dur, c’est l’idée.

Et du même coup, on a complètement oublié comment on faisait pour travailler avant les moteurs de recherche. C’est une autre question passionnante : la transition entre les générations. Ça me rappelle l’histoire de cette gamine de 10 ans qui demande à sa mère :

« Mais maman, je ne comprends pas. Tu m’as dit que quand tu étais petite, tu n’avais pas d’ordinateur, comment est-ce que tu faisais pour aller sur Internet ? »

La petite fille n’imagine pas un monde sans Internet. Internet, pour elle, c’est comme l’herbe ou l’arbre, ça fait partie du monde.

Je n’ai jamais été déçu par l’informatique. J’ai été déçu par les gens, par l’absence complète de compréhension de ce qui se passait dans notre pays. Mais ce qui se passe, c’est cool.

Vous dites : « Ça permet à l’homme de faire des choses qu’il est incapable de faire. » Sans doute. Mais en même temps, on a connu des déceptions sur la capacité de l’ordinateur à faire des choses que les hommes font assez facilement. C’est tous les errements de ce qu’on appelle l’intelligence artificielle.

Je n’ai jamais été déçu par l’intelligence artificielle parce que je n’ai pas cru une seule seconde en l’intelligence artificielle. Jamais.

Je n’ai jamais cru que les robots pourraient faire des actions intelligentes. On dit : « Mais l’ordinateur sait jouer aux échecs. » Oui, ça prouve que les échecs sont un jeu facile, c’est tout. C’est dur pour les hommes, mais ce n’est pas dur en soi. Un homme ne sait pas faire une addition. En revanche, il sait composer de la musique.

Et est-ce qu’aujourd’hui, vous changez d’avis en voyant les progrès de ces dernières années en intelligence artificielle ?

Non. Bien sûr, l’intelligence artificielle a énormément apporté à l’informatique. Des concepts fondamentaux comme les langages fonctionnels, les langages objets, le traitement de l’image, l’interface homme-machine sont nés de gens qui pensaient faire de l’intelligence artificielle, et qui souvent s’en sont écartés.

Fondamentalement, l’ordinateur et l’homme sont les deux opposés les plus intégraux qui existent. L’homme est lent, peu rigoureux et très intuitif. L’ordinateur est super rapide, très rigoureux et complètement con. On essaie de faire des programmes qui font une mitigation entre les deux. Le but est louable. Mais de là à y arriver...

Vous dites que les hommes vous ont déçu. En quoi ?

En France, on n’a pas cru en l’informatique. On a dit que c’était une mode et que ça allait passer. Ça, ça m’a beaucoup déçu. Dans les années 80, dans les grandes écoles, on se demandait si l’informatique était un sujet ou pas. En 1985, à l’X [surnom de Polytechnique, ndlr], on se demandait encore s’il fallait l’enseigner. Dans d’autres écoles, on se posait encore ces questions en 2000.

Comment vous l’expliquez ?

La France est un pays minier, orienté vers la matière et l’énergie. On a fait le TGV, l’Airbus, mais on n’a jamais fabriqué un ordinateur décent. Raisonner sur la matière et l’énergie, et raisonner sur l’information, c’est très différent.

Et quelles sont les conséquences de cet aveuglement ?

On le paie par des retards considérables. Sur la scène industrielle, on a beau expliquer qu’on est très forts et très innovants, les autres n’ont pas l’air au courant.

En logiciel, on n’a jamais trop existé, sauf dans des domaines très précis où on est très forts. Mais regardez l’imagerie médicale, on était leader mondial et on s’en est séparé, parce qu’on a considéré que c’était un domaine sans avenir.

Ça, c’est de l’ordre de l’erreur industrielle, mais en quoi est-ce aussi une erreur intellectuelle ?

Dans toute révolution, quand on est derrière, on a l’air con. Et on le voit très bien dans le système de décision français où les gens sont très ignorants de l’informatique ; on y parle des problèmes du passé.

Par exemple, on vient de se rendre compte qu’il y avait des problèmes de sécurité des données personnelles dans les réseaux. Il est temps. Sauf que que les vrais problèmes de sécurité, ils vont se poser maintenant dans les voitures et dans les systèmes intégrés.

Pourquoi les systèmes embarqués et les objets connectés vont-ils poser des problèmes de sécurité informatique ?

Déjà parce qu’il y a beaucoup plus d’objets que d’hommes. La plupart des ordinateurs sont embarqués, il faut s’y faire. 98% de l’informatique est dans les objets, sans contact direct avec l’homme.

C’est très bien de s’inquiéter de la sécurité de son téléphone, mais les freins de sa bagnole, c’est autrement plus critique. Or des gens ont montré qu’on pouvait prendre le contrôle des freins et les désarmer, à distance. Tout ça est ignoré. Il serait temps de s’occuper de ce problème avant qu’il ne devienne vraiment emmerdant.

Pour un informaticien, en quoi la sécurité informatique pose un problème théorique intéressant ?

C’est un des problèmes les plus durs à résoudre parce qu’on doit prouver qu’un système marche contre un ennemi omnipotent. Or l’omnipotence est, par essence, indéfinissable.

Prenons un algorithme de cryptage comme RSA. On peut montrer qu’en 4096 bits, la complexité des calculs nécessaires pour le casser est inaccessible aux machines actuelles. C’est donc un code sûr. Mais, en fait, pas vraiment. Adi Shamir, le S de RSA, a réussi à casser un code 4096 bits en écoutant le bruit que faisait son ordinateur sur un téléphone. C’est ce qu’on appelle un canal caché. On n’avait pas pensé à ça.

La sécurité informatique consiste à montrer qu’un truc marche contre un ennemi dont on ne connaît pas les armes. C’est donc un problème scientifiquement impossible, parce qu’on ne peut pas le poser correctement.

La sécurité informatique est donc une discipline vouée, soit à une paranoïa folle consistant à imaginer l’inimaginable, soit à l’échec ?

Au contraire, elle est vouée au compromis. Son postulat c’est : toute attaque est imaginable, mais il faut la rendre trop chère. Un système est sûr non pas quand il est inattaquable – ce qui est théoriquement impossible –, mais quand ça coûte trop cher de l’attaquer.

La sécurité informatique consiste d’abord à s’assurer que les algorithmes ne sont pas faux. Un algorithme faux est une faille.

Et vous avez beaucoup travaillé sur le bug. Une question bête : comment est-il encore possible qu’il y ait des bugs ?

La question serait plutôt : comment est-il possible qu’il n’y en ait pas ?

Au départ, on a toujours la même opposition : l’homme qui va penser le programme, l’écrire et le tester. Et l’ordinateur qui va l’exécuter. L’homme est incomplet, incapable d’examiner les conséquences de ce qu’il fait. L’ordinateur, au contraire, va implémenter toutes les conséquences de ce qui est écrit. Si jamais, dans la chaîne de conséquences, il y a quelque chose qui ne devrait pas y être, l’homme ne s’en rendra pas compte, et l’ordinateur va foncer dedans. C’est ça le bug.

Un homme n’est pas capable de tirer les conséquences de ses actes à l’échelle de milliards d’instructions. Or c’est ça que va faire le programme, il va exécuter des milliards d’instructions.

Mais il existe des méthodes mathématiques, et informatisées, qui permettent de faire des calculs dont le principe est proche de celui de raisonnements humains, avec en plus les caractéristiques de l’informatique, c’est-à-dire sans aucun humour, sans aucune fatigue, et sans aucune erreur.

Ces programmes ne consistent donc pas à tester dans toutes ses possibilités ?

C’est beaucoup plus malin de faire autrement. Avec un autre ordre de preuve. Comme en mathématiques.

Prenons le très vieux théorème grec : « Il existe une infinité de nombres premiers. » C’est impossible à prouver par l’énumération, puisqu’il faudrait un temps infini. On va donc utiliser les mathématiques. Les mathématiques consistent à avoir des arguments d’un autre ordre pour montrer qu’il existe une infinité de nombres premiers.

De plus en plus, on a recours à ce type de preuves – dites formelles – pour vérifier la solidité des programmes informatiques.

Comment expliquez-vous alors que quand on achète un smartphone, il y ait des bugs dans les applications, le système d’exploitation, etc. ?

Parce que tout ça est fabriqué par des hommes qui n’ont pas la préoccupation de faire juste.

Pourquoi ?

Parce que leur préoccupation est de faire des sous. Et que ça ne dérange pas trop les clients. Un smartphone qui a des bugs, on le reboote, et voilà.

Dans un smartphone, il y a approximativement 50 millions de lignes de code. C’est gigantesque. On ne peut pas imprimer 50 millions de lignes de code. Il faudrait 500 000 pages de chacune 100 lignes. Sur ces 50 millions, la moitié ont été écrites par des débutants. Et puis, quand les applis sont mises en service, elles ne sont pas cuites. C’est comme si quelqu’un ouvrait un resto et apprenait la cuisine en même temps.

Ça ne marche avec les smartphones que parce que les gens sont très tolérants. On est beaucoup moins tolérant dans un avion.

Et pourtant, même dans les avions où les systèmes embarqués sont très sûrs, il peut y avoir des accidents à cause de problèmes de sondes, comme dans le cas du Rio-Paris...

Les sondes Pitot, c’est un capteur majeur. Si on ne donne pas la bonne information à l’informatique, elle fait n’importe quoi. Mais ce n’est pas un problème informatique à proprement parler. Les accidents sont rarement le fait de problèmes strictement informatiques. Le plus souvent, c’est le fait de l’interaction homme-machine.

Dans l’avion classique, l’homme a des sensations. Avec un système embarqué, il n’a pas de sensation. Dans le cas de cet accident, on peut supposer que les hommes, ne comprenant pas la logique avec laquelle fonctionne l’ordinateur et n’acceptant pas cette logique, aient agi contre la machine.

L’interface homme-machine est souvent centrale. Il y a très peu de temps qu’on sait faire des systèmes intuitifs, comme les smartphones par exemple. Rappelez-vous les premières machines pour acheter des tickets à Orlyval, il fallait mettre des travailleurs d’utilité collective à côté pour aider les gens à acheter leur ticket. C’est très dur de rendre l’informatique intuitive.

Pourquoi c’est si dur ?

On revient toujours au même problème du gouffre entre l’intelligence humaine et la connerie de la machine. Programmer, ça consiste à combler un gouffre absolu entre l’intelligence et la connerie. Quand j’enseignais à des petits, je leur donnais comme consigne : « Essayer d’être aussi bêtes qu’un ordinateur. » Les enfants me répondaient : « C’est trop difficile. »

Des gens pensent – et écrivent – que le fait de côtoyer des machines en permanence nous rend plus bêtes. Vous en dites quoi ?

Je n’y crois pas une seule seconde. Côtoyer un moteur électrique n’a jamais abêti personne. Mais c’est une très vieille discussion, elle a commencé avec les textes expliquant que l’écriture abêtit les gens. Ça ne les abêtit pas. Ça les rend juste différents.

Différents en quoi ?

Des choses qui étaient difficiles deviennent triviales. Et des choses qui étaient très faciles deviennent difficiles. Avant, il était impossible de savoir quand allait arriver notre bus, maintenant c’est trivial : c’est affiché.

D’accord, mais en quoi ça nous change ?

Ça change vachement. On évite de perdre son temps à attendre le bus, on peut marcher. C’est peut-être mineur, mais à la fin de la journée, ça n’est pas rien.

Et qu’est-ce que l’informatique rend plus compliqué ?

Les relations humaines. Quand on voit des gens qui sont en permanence accrochés à leur smartphone, qui ne s’aperçoivent même pas qu’il y a des gens qui sont autour d’eux, on constate que la relation humaine est modifiée. Mais je ne suis pas sûr que ça durera longtemps.

On l’a vu avec les téléphones portables. Au début, c’était épuisant parce qu’ils sonnaient tout le temps. Aujourd’hui, les jeunes ne téléphonent plus. Les téléphones portables ne sonnent plus. Ils vibrent dans leur poche. Ceux qui crient dans les wagons de TGV, ce sont les vieux, pas les jeunes. Ce qui montre bien que les problèmes peuvent être transitoires.

Pourquoi, depuis le début de vos travaux, la question du temps vous a-t-elle autant intéressé ?

Le temps m’intéresse d’abord parce que c’est le plus grand mystère. Personne ne l’a jamais compris. L’espace, on le comprend parce qu’il est réversible : on se promène dedans et on revient. Le temps, non. Il n’a qu’une seule direction. On ne revient pas. On ne peut pas le remonter.

En physique, on ne sait pas ce qu’est le temps. D’ailleurs, à l’heure actuelle, on sait qu’on ne pourra pas savoir ce que c’est. On ne peut même plus faire des horloges, on ne peut même plus définir la seconde. Depuis Einstein, on savait en théorie qu’on ne peut plus définir de temps commun à tout le monde. Maintenant, on sait que c’est vrai en voyant que les horloges hyper précises ne sont pas synchrones. Et ça nous gêne, parce qu’énormément de processus dépendent du temps. Par exemple, le téléphone portable, c’est une gestion très complexe du temps.

Et pendant très longtemps, l’informatique a pris grand soin de ne pas parler du temps. Ou alors juste en termes de temps de calcul, mais le temps de calcul, ça ne parle pas du temps. Et d’ailleurs, dans des langages comme C, Pascal, Java, il n’y a rien qui parle du temps ou des événements.

Et quelle est la chose dont vous savez que vous ne la verrez pas parce que vous ne vivrez pas assez longtemps pour la voir, mais dont vous savez que ça va arriver parce que l’informatique la rend possible ?

La compréhension de ce que c’est qu’une langue. L’informatique nous permet de comprendre beaucoup mieux ce genre de choses. Mais ça va être très long parce que la langue est un phénomène très compliqué.

Qu’est-ce qu’il faudrait comprendre ?

Pourquoi les langues sont foutues comme ça. Pourquoi elles sont aussi ambiguës et aussi compréhensibles en même temps.

La langue m’intéresse aussi parce que, qu’est-ce que programmer un ordinateur ? C’est parler à quelqu’un de totalement obéissant, qui ne pose jamais de question, qui ne s’ennuie jamais. Quand on y pense, c’est une activité belle et absurde de parler à un abruti aussi absolu que l’ordinateur.

Article initialement publié le 1er février 2015.

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June 22, 2023 at 9:46:17 PM GMT+2

4 questions aux algorithmes (et à ceux qui les font, et à ce que nous en faisons) – affordance.infohttps://affordance.framasoft.org/2022/04/4-questions-algorithmes/

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4 questions aux algorithmes (et à ceux qui les font, et à ce que nous en faisons)

Olivier Ertzscheid13 avril 2022

1. Les moteurs de recherche nous rendent-ils idiots ?

En 2008, le moteur de recherche Google vient de fêter ses 10 ans et Nicholas Carr publie dans The Atlantic, un texte qui va faire le tour des internets en quelques heures et pour quelques années : "Is Google Making Us Stupid ?" (traduction française disponible grâce à Penguin, Olivier et Don Rico sur le Framablog) Il y défend la thèse selon laquelle une "pensée profonde" nécessite une capacité de lecture et d'attention également "profondes", que Google et le fonctionnement du web rendraient impossibles à force de fragmentation et de liens nous invitant à cliquer en permanence.

Depuis presque 15 ans, la thèse de Nicholas Carr continue périodiquement à revenir sur le devant de la scène médiatique. Je passe sur les écrits affirmant que les "écrans" seraient la source de tous nos maux, mais pour le grand public, je renvoie notamment aux derniers ouvrages de Bruno Patino ("La civilisation du poisson rouge") qui ne font que recycler en permanence les idées de Nicholas Carr en les 'affinant' à l'aune de ce que les réseaux sociaux font ou feraient à nos capacités attentionnelles ainsi qu'au débat public.

La littérature scientifique sur ces sujets est bien plus circonspecte et nuancée que la focale médiatique ne pourrait le laisser croire. Le seul consensus scientifique éclairé se fait autour des risques d'une exposition précoce et excessive. Pour le reste … les écrans ne sont "que" des écrans, les outils ne sont "que" des outils, et il n'est pas plus dangereux au 21ème siècle de laisser un enfant toute la journée devant Tik-Tok qu'il ne l'était de le laisser un enfant toute la journée devant la télé au 20ème siècle. Dans ce siècle comme dans le précédent, à de rares exceptions près, chacun s'accorde d'ailleurs sur le fait qu'il ne faut pas laisser un enfant toute la journée devant TikTok ou devant la télé. Encore faut-il qu'il ait la possibilité de faire autre chose, encore faut-il que la société laisse aux parents le temps de faire autre chose avec lui, encore faut-il qu'ils aient les moyens financiers et les infrastructures culturelles et éducatives à portée de transport (public) pour pouvoir et savoir faire autre chose, encore faut-il qu'une éducation aux écrans puisse être bâtie en cohérence de l'école primaire au lycée. A chaque fois que l'on tient un discours culpabilisant ou même parfois criminogène sur "le numérique" ou "les écrans", on oublie de s'interroger sur la faillite d'une politique éducative, sociale et familiale où chaque réflexion autour du "temps de travail" peine à masquer le refus d'imaginer et d'accompagner un temps de non-travail, un temps de loisirs capable de resserrer les liens familiaux plutôt que de les éclater ou de les mettre en nourrice technologique.

Cela ne veut pas dire qu'il n'existe aucun effet des technologies sur nos capacités mémorielles, attentionnelles, ni bien sûr que rien ne se jouerait au niveau neuronal et même biochimique, mais simplement que nos environnements médiatiques, culturels, informationnels, sont multiples, perméables et inter-reliés, et que pour encore probablement au moins quelques années, le web, la télé, la radio et la presse sont amenés à co-construire et à co-définir, nos capacités attentionnelles et nos appétences informationnelles. Bref.

L'intelligence de Nicholas Carr, sur la fin de son texte, est de relativiser un peu son angoisse et son scepticisme en rappelant la critique Platonicienne de "l'écriture" qui, déjà, signait la fin de la mémoire et annonçait mille maux :

"Et il en va de même pour les discours [logographies]. On pourrait croire qu'ils parlent pour exprimer quelque réflexion ; mais, si on les interroge, parce qu'on souhaite comprendre ce qu'ils disent, c'est une seule chose qu'ils se contentent de signifier, toujours la même. Autre chose : quand, une fois pour toutes, il a été écrit, chaque discours va rouler de droite et de gauche et passe indifféremment auprès de ceux qui s'y connaissent, comme auprès de ceux dont ce n'est point l'affaire ; de plus, il ne sait pas quels sont ceux à qui il doit ou non s'adresser. (…)

[L'écriture] ne produira que l’oubli dans l’esprit de ceux qui apprennent, en leur faisant négliger la mémoire. En effet, ils laisseront à ces caractères étrangers le soin de leur rappeler ce qu’ils auront confié à l’écriture, et n’en garderont eux-mêmes aucun souvenir. Tu [Thot] n’as donc point trouvé un moyen pour la mémoire, mais pour la simple réminiscence, et tu n’offres à tes disciples que le nom de la science sans la réalité ; car, lorsqu’ils auront lu beaucoup de choses sans maîtres, ils se croiront de nombreuses connaissances, tout ignorants qu’ils seront pour la plupart, et la fausse opinion qu’ils auront de leur science les rendra insupportables dans le commerce de la vie."

(Socrate dans Phèdre)

Idem pour l'invention de l'imprimerie et pour chaque grande révolution des technologies intellectuelles. Là où le texte de Carr est intéressant en termes de prospective c'est qu'il est, en 2008, l'un des premiers à acter que ce que l'on nommera ensuite le "solutionnisme technologique" est au coeur d'une logique attentionnelle entièrement dépendante d'un modèle d'affaire parfaitement cartésien, réfléchi, pensé, documenté et instrumenté (je souligne) :

"Pourtant, leur hypothèse simpliste voulant que nous nous “porterions mieux” si nos cerveaux étaient assistés ou même remplacés par une intelligence artificielle, est inquiétante. Cela suggère que d’après eux l’intelligence résulte d’un processus mécanique, d’une suite d’étapes discrètes qui peuvent être isolés, mesurés et optimisés. Dans le monde de Google, le monde dans lequel nous entrons lorsque nous allons en ligne, il y a peu de place pour le flou de la réflexion. L’ambiguïté n’est pas un préliminaire à la réflexion mais un bogue à corriger. Le cerveau humain n’est qu’un ordinateur dépassé qui a besoin d’un processeur plus rapide et d’un plus gros disque dur.

L’idée que nos esprits doivent fonctionner comme des machines traitant des données à haute vitesse n’est pas seulement inscrite dans les rouages d’Internet, c’est également le business-model qui domine le réseau. Plus vous surfez rapidement sur le Web, plus vous cliquez sur des liens et visitez de pages, plus Google et les autres compagnies ont d’occasions de recueillir des informations sur vous et de vous nourrir avec de la publicité. La plupart des propriétaires de sites commerciaux ont un enjeu financier à collecter les miettes de données que nous laissons derrière nous lorsque nous voletons de lien en lien : plus y a de miettes, mieux c’est. Une lecture tranquille ou une réflexion lente et concentrée sont bien les dernières choses que ces compagnies désirent. C’est dans leur intérêt commercial de nous distraire."

Les technologies intellectuelles sont autant de "pharmakon", elles sont à la fois remède et poison. Google ne nous rend pas stupides. Ni idiots. Ni incapables d'attention ou de lecture soutenue. Mais il est de l'intérêt de Google, cela participe de son modèle économique, que nous préférions cliquer sur des liens commerciaux plutôt qu'organiques, sur des liens qui ont quelque chose à nous vendre plutôt que quelque chose à nous apprendre. Les deux "OO" du moteur : le "O" d'une ouverture toujours possible, et le "O" d'une occlusion toujours présente. Et l'importance de ces affordances que l'éducation construit et qu'elle peut apprendre à déconstruire …

Le rêve de Vannevar Bush, en 1945, d'un dispositif capable de singer le fonctionnement associatif de l'esprit humain pour en stimuler les capacités mémorielles et en bâtir qui lui soient externes, ce rêve là dans lequel c'est "le chemin qui comptait plus que le lien" s'est en quelque sorte renversé et incarné presqu'uniquement dans la capacité de calcul des liens créés pour en contrôler la supervision globale et l'accès massif, formant alors des autorités n'ayant plus que le seul goût de la popularité. La curiosité du chemin laissant la place à la cupidité des liens. Et le capitalisme linguistique fit le reste. Google ne nous a pas rendu stupides mais … cupides.

En quelques années, l"interrogation de Carr a été remplacée par plusieurs autres. Il ne s'agit plus uniquement de répondre à la question "Google nous rend-il idiots ?" mais de s'interroger sur "les algorithmes sont-ils idiots ?" ou même "les algorithmes sont-ils justes ?" et enfin et peut-être surtout, "les algorithmes (idiots ou non) nous brutalisent-ils ?" Je commence par cette dernière question car elle est la plus facile à trancher aujourd'hui.

2. Les algorithmes nous brutalisent-ils ?

Oui. Trois fois oui. En tout cas l'utilisation des algorithmes par la puissance publique, au profit et au service d'une dématérialisation qui vaut démantèlement des services publics, est une brutalité et une violence. Une "maltraitance institutionnelle" comme le rappelle l'édito de Serge Halimi dans le Monde diplomatique du mois de Mars, et comme le documente surtout le rapport sur la "dématérialisation des services publics"de Claire Hédon, la défenseure des droits.

L'amie Louise Merzeau expliquait il y a déjà 10 ans que le numérique était un milieu beaucoup plus qu'un outil. Et les milieux sociaux les plus modestes, n'ont d'autre choix que de le vivre comme une double peine, comme un nouvel empêchement, une stigmatisation de plus, une discrimination de trop.

Rien ne s'automatise mieux que l'accroissement des inégalités. Et il n'est d'inégalités plus flagrantes que dans le système éducatif et le système de soins qui n'ont jamais été autant mis sous coupe algorithmique réglée à grands coups de métriques qui valent autant de coups de triques.

"Stiegler et Alla montrent que ce que nous avons vu disparaître en 2 ans, c’est une politique de santé publique démocratique, compensatrice et attentive aux gens. Nous avons vu apparaître un nouvel acteur du système de santé, et qui risque demain d’être convoqué partout. Le démantèlement des systèmes de soin reposent sur un “individu connecté directement aux systèmes d’informations des autorités sanitaires, dont elles attendent une compliance et un autocontrôle permanent dans le respect des mesures et dans la production des données”. C’est le même individu qui est désormais convoqué dans Parcoursup ou dans les services publics, comme Pole Emploi ou la CAF. C’est un individu qui produit lui-même les données que vont utiliser ces systèmes à son encontre. “Ici, la santé n’est jamais appréhendée comme un fait social, dépendant de ce que la santé publique nomme les “déterminants structurels” en santé. Elle devient un ensemble de données ou de data, coproduites par les autorités sanitaires et les individus érigés en patients acteurs, qui intériorisent sans résistance toutes les normes qu’elles leur prescrivent”. Dans cette chaîne de production de données, les soignants sont réduits à l’état de simples prestataires, privés de l’expérience clinique de la maladie, tout comme les agents des systèmes sociaux ou les professeurs sont privés de leur capacité de conseil pour devenir de simples contrôleurs. Quant aux réalités sociales qui fondent les inégalités structurelles, elles sont niées, comme sont niées les différences sociales des élèves devant l’orientation ou devant la compréhension des modalités de sélection. Les populations les plus vulnérables sont stigmatisées. Éloignés des services et des systèmes numériques, les plus vulnérables sont désignés comme responsables de la crise hospitalière, comme les chômeurs et les gens au RSA sont responsables de leur situation ou les moins bons élèves accusés de bloquer Parcoursup !" (Hubert Guillaud lisant "Santé publique : année zéro" de Barbara Stiegler et François Alla)

Bien. Donc Google (et les moteurs de recherche) nous rendent davantage cupides que stupides, ou pour le dire différemment, s'il nous arrive par leur entremise, d'être pris en flagrant délit de stupidité, c'est principalement la faute de leur cupidité. Et les algorithmes nous brutalisent. Parce qu'ils sont trop "intelligents" alors que notre "liberté" (de navigation, de choix) passe par le retour à un internet bête, à une infrastructure qui ne s'auto-promeut pas en système intelligent. Un internet bête c'est un réseau capable de mettre en relation des gens, sans nécessairement inférer quelque chose de cette mise en relation sur un autre plan que la mise en relation elle-même (c'est à dire ne pas tenter d'inférer que si j'accepte telle mise en relation c'est pour telle raison qui fait que par ailleurs je vais accepter de partager telle autre recommandation elle-même subordonnée à tel enjeu commercial ou attentionnel, etc.).

Google nous rend cupides. Et les algorithmes nous brutalisent car ils sont trop "intelligents" en ambitionnant de créer des liens dont ils sont responsables (ce qui est l'étymologie de l'intelligence) alors qu'ils ne devraient que contrôler des situations dont nous sommes responsables.

Prenons un exemple simple et fameux : celui de la désambiguisation. Par exemple lorsque je tape le mot "jaguar" dans un moteur de recherche, il ne sait pas s'il doit me proposer des informations en lien avec l'animal ou avec la marque de voiture. Et pourtant il ne se trompe que rarement car il s'appuie sur notre historique de recherche, de navigation, nos "données personnelles", nos intérêts déclarés sur les réseaux sociaux où nous sommes présents et qu'il indexe, etc. Et nous trouvons d'ailleurs très pratique que Google "sache" si nous cherchons des informations sur l'animal ou sur la voiture sans que nous ayons à le lui préciser. C'est cela, le web et un moteur de recherche "intelligent". Mais cette intelligence n'est pas tant celle qui crée des liens que celle qui crée des chaînes de déterminismes de plus en plus inextricables. Car si Google sait qu'en tapant "jaguar" c'est aux voitures que je m'intéresse et non aux animaux, et s'il le sait autrement que statistiquement, alors il est déjà trop tard.

Je veux maintenant poser une troisième question.

3. Les algorithmes sont-ils complètement cons ?

Je viens de vous expliquer que les algorithmes et internet étaient "trop intelligents" et voici que je vous propose maintenant d'envisager le fait qu'ils soient aussi totalement cons. Les deux ne sont en effet pas exclusifs. On connaît tous des gens très intelligents qui sont socialement, relationnellement ou matériellement totalement cons. Voici mon propos.

On savait déjà que l'ordinateur, que les ordinateurs étaient complètement cons. Et ce n'est pas moi mais Gérard Berry, professeur au collège de France, qui le dit et l'explique depuis longtemps :

"Fondamentalement, l’ordinateur et l’homme sont les deux opposés les plus intégraux qui existent. L’homme est lent, peu rigoureux et très intuitif. L’ordinateur est super rapide, très rigoureux et complètement con."

On avait donc de forts soupçons concernant "les algorithmes". Mais comme l'on sait également que "il n'y a pas d'algorithmes, seulement la décision de quelqu'un d'autre", nous voilà ramenés à la possibilité non nulle d'envisager l'autre comme un con, ou de postuler et c'est mon hypothèse de travail suivant le texte fondateur de Lessig, "Code Is Law", que les déterminismes sociaux, culturels, religieux, économiques, politiques de celles et ceux (mais surtout ceux) qui développent "les algorithmes" permettent d'éclairer la manière dont leurs décisions algorithmiques sont opaques et parfois dangereuses.

Pour le dire trivialement, les algorithmes sont donc toujours au moins aussi cons que celles et ceux qui les développent et les déploient (ou de celles et ceux qui leur ordonnent de le faire), dans un rapport qui tient bien davantage de la causalité que de la corrélation.

J'ajoute que l'autre question déterminante des données (Big Data), des jeux de données et des modèles de langage désormais "trop gros" vient encore rendre plus tangible l'hypothèse d'algorithmes produisant des effets sidérants tant ils finissent par être totalement cons ou dangereux.

Et miser sur l'intelligence artificielle pour corriger les biais algorithmiques est à peu près aussi pertinent que de miser sur la capacité d'empathie d'Eric Zemmour pour atténuer les dérives xénophobes de la société.

"l’IA n’est ni intelligente ni artificielle. Elle n’est qu’une industrie du calcul intensive et extractive qui sert les intérêts dominants. Une technologie de pouvoir qui « à la fois reflète et produit les relations sociales et la compréhension du monde. »" Kate Crawford in "Atlas de l'IA" (lu par l'indispensable Hubert Guillaud).

Résumons un peu. Google nous rend cupides. Les algorithmes nous brutalisent (en tout cas les plus faibles ou les plus exposés ou les plus jeunes d'entre nous). On rêverait qu'ils se contentent d'être essentiellement bêtes mais ils sont le plus souvent ontologiquement cons.

J'en viens maintenant à l'actualité qui a suscité l'envie de rédiger cet article (il est temps …) ainsi qu'à ma dernière question.

4. Facebook nous prend-il pour des cons ?

Prenons donc la plateforme technologique aujourd'hui centrale dans l'ensemble de nos usages connectés (au travers de tout son écosystème de services : Facebook, WhatsApp, Instagram, Messenger notamment). Plateforme à qui l'on adresse, souvent d'ailleurs de bon droit, le reproche que Nicholas Carr adressait jadis à Google, celui de nous rendre idiots. Plateforme qui n'est pas non plus étrangères à l'émergence de formes inédites de brutalité, aussi bien dans la dimension interpersonnelle (harcèlement, stalking …) qu'à l'échelle politique (élections) et géo-stratégique (dans l'invasion de l'Ukraine mais aussi dans le génocide des Rohingyas). Et plateforme qui assume comme projet de devenir une "infrastructure sociale" planétaire.

Pendant plus de 6 mois, depuis le mois d'Octobre 2021, "l'algorithme" de Facebook n'a pas "déclassé" (downranking) et diminué les vues et l'audience de publications contenant des fausses informations identifiées, y compris lorsque leurs auteurs étaient récidivistes, mais il a tout au contraire augmenté leur nombre de vues d'au moins 30%. Les ingénieurs qui ont repéré cela parlent d'une "défaillance massive du classement" qui aurait exposé "jusqu'à la moitié de toutes les vues du fil d'actualité à des "risques d'intégrité" potentiels au cours des six derniers mois". L'article de The Verge qui s'est procuré le rapport d'incident interne est accablant et alarmant.

"Les ingénieurs ont remarqué le problème pour la première fois en octobre dernier, lorsqu'une vague soudaine de fausses informations a commencé à affluer dans le fil d'actualité (…). Au lieu de supprimer les messages des auteurs de désinformation récidivistes qui avaient été examinés par le réseau de vérificateurs de faits externes de l'entreprise, le fil d'actualité distribuait plutôt les messages, augmentant les vues de 30 % au niveau mondial. Incapables de trouver la cause profonde de ce problème, les ingénieurs ont vu la hausse s'atténuer quelques semaines plus tard, puis se reproduire à plusieurs reprises jusqu'à ce que le problème de classement soit résolu le 11 mars."

L'élection présidentielle en France a eu lieu ce dimanche avec les scores que l'on connaît. Depuis plus d'un mois une guerre se déroule en Ukraine. Partout dans le monde des échéances politiques, climatiques et géo-stratégiques majeures s'annoncent. Et pendant les 6 derniers mois un "bug" de la plateforme aux presque 3 milliards d'utilisateurs a surexposé d'au moins 30% des contenus de désinformation pourtant identifiés comme tels au lieu de parvenir à les déclasser. C'est tout à fait vertigineux.

Une "défaillance massive du classement". Une défaillance pendant plus de 6 mois observée, constatée, documentée (à l'interne uniquement) mais une défaillance … incorrigible. Il semble que nous en soyons très exactement au point que décrivait Frederick Pohl lorsqu'il expliquait que "une bonne histoire de science-fiction doit pouvoir prédire l’embouteillage et non l’automobile." Mais il ne s'agit plus de science-fiction.

"Défaillance massive du classement". Il faut imaginer ce que cette "défaillance massive du classement" pourrait donner si elle advenait dans un moteur de recherche, dans un système de tri des patients à l'hôpital, dans un système d'admission post-baccalauréat régulant l'entrée dans les études supérieures de l'ensemble d'une classe d'âge. La question est vertigineuse convenez-en. Comme sont vertigineuses ces autres questions à ce jour sans réponses :

  • qui (ou qu'est-ce qui) est à l'origine de cette "défaillance massive du classement" ?
  • pourquoi cette "défaillance massive du classement" a-t-elle été observée sans être rendue publique pendant 6 mois ?
  • comment (et par qui et par quels moyens) cette "défaillance massive du classement" a-t-elle été finalement corrigée (et comment être sûrs qu'elle l'a bien été) ?

Pour rappel Bostrom et Yudowsky (deux théoriciens de l'intelligence artificielle), expliquaient en 2011 dans leur article "The Ethics of Artificial Intelligence" :

"Les algorithmes de plus en plus complexes de prise de décision sont à la fois souhaitables et inévitables, tant qu'ils restent transparents à l'inspection, prévisibles pour ceux qu'ils gouvernent, et robustes contre toute manipulation." ("increasingly complex decision-making algorithms are both inevitable and desirable – so long as they remain transparent to inspection, predictable to those they govern, and robust against manipulation")

Concernant Facebook mais également d'autres champs sociaux à forte couverture algorithmique, j'ai l'impression que depuis que ces constats sont faits, on s'éloigne chaque fois davantage de ces trois objectifs de transparence, de prévisibilité, et de robustesse.

La question n'est pas celle, longtemps fantasmée et documentée dans divers récits de S-F d'une "intelligence artificielle" qui accèderait à la conscience ou prendrait le contrôle de nos destinées ; mais la question, plus triviale et plus banalement tragique aussi, d'un système technique totalement saturé de données et suffisamment massif dans l'ensemble de son architecture technique, de ses flux et de ses volumétries (nombres d'utilisateurs, de contenus, d'interactions) pour ne plus pouvoir répondre à aucune autre sollicitation ou supervision rationnelle que celle d'une stochastique de l'emballement intrinsèque.

Un système devenu totalement con. Banalement con. Tragiquement con. Un con système consistant.

A moins bien sûr, l'hypothèse n'est pas à exclure totalement, que Facebook ne nous prenne pour des cons. Elle n'est d'ailleurs ni à exclure, ni incompatible avec la précédente.

Too Big To Fail (Economically). Too Fat To Succeed (Ethically).

Quand la Chine nous réveillera ?

"Hahaha", "lol", "xptdr" me direz-vous. Car oui la Chine c'est "the great firewall", c'est aussi le crédit social, bref ce n'est pas vraiment un parangon d'émancipation algorithmique. Peu de chances donc que la lumière vienne de là. Et pourtant … et pourtant la nouvelle qui suit n'en est que plus … étonnante. D'abord quelques rappels.

A commencer par la dimension éminemment prévisible de nos comportements sociaux, qui rend d'autant plus forts et plus efficaces les déterminismes algorithmiques qui viennent l'instrumentaliser. Il y a déjà longtemps de cela, je vous avais proposé le néologisme de "dysalgorithmie" pour désigner un "trouble de résistance algorithmique où le sujet fait preuve d'un comportement ou d'opinions non-calculables".

Pour éviter que les moteurs de recherche ne nous rendent idiots, pour éviter que les algorithmes ne nous brutalisent, pour comprendre pourquoi les algorithmes sont complètement cons et pour éviter queFacebook (ou d'autres) ne continuent de nous prendre pour des cons, il n'est qu'un seul moyen : la transparence algorithmique (pour laquelle je plaide depuis … très longtemps) :

"Grâce à leurs CGU (et leurs algorithmes), Facebook, Twitter, Google ou Apple ont édicté un nouvel ordre documentaire du monde qu’ils sont seuls à maîtriser dans la plus complète opacité. Il est vain de réclamer la dissolution de Google ou d’un autre acteur majeur comme il est vain d’espérer un jour voir ces acteurs «ouvrir» complètement leurs algorithmes. Mais il devient essentiel d’inscrire enfin clairement, dans l’agenda politique, la question du rendu public de fonctionnements algorithmiques directement assimilables à des formes classiques d’éditorialisation. Or après que les algorithmes se sont rendus maîtres de l’essentiel du «rendu public» de nos productions documentaires, les plateformes sont en train de reléguer dans d’obscures alcôves l’autre processus de rendu public démocratique : celui de la délibération sur ce qui a légitimité – ou non – à s’inscrire dans l’espace public. Il ne sera pas éternellement possible de s’abriter derrière le fait que ces plateformes ne sont précisément ni des espaces réellement publics ni des espaces entièrement privés. A l’ordre documentaire qu’elles ont institué, elles ajoutent lentement mais sûrement un «ordre moral réglementaire» sur lequel il nous sera très difficile de revenir si nous n’en débattons pas dès maintenant."

La transparence donc, mais aussi (et peut-être surtout aujourd'hui) la redevabilité :

"Ce devoir [de rendre des comptes] inclut deux composantes : le respect de règles, notamment juridiques ou éthiques, d’une part ; la nécessité de rendre intelligible la logique sous-jacente au traitement, d’autre part. Il se décline de différentes manières selon les publics visés. Pour le citoyen sans compétence technique particulière, il peut s’agir de comprendre les critères déterminants qui ont conduit à un résultat qui le concerne (classement d’information, recommandation, envoi de publicité ciblée, etc.) ou la justification d’une décision particulière (affectation dans une université, refus de prêt, etc.). Un expert pourra être intéressé par des mesures plus globales, comme des explications sous forme d’arbres de décision ou d’autres représentations graphiques mettant en lumière les données prises en compte par l’algorithme et leur influence sur les résultats. Un organisme de certification peut se voir confier une mission de vérification qu’un algorithme satisfait certains critères de qualité (non-discrimination, correction, etc.), sans pour autant que celui-ci ne soit rendu public."

En France, cette "transparence" concerne seulement et hélas encore bien imparfaitement les algorithmes publics et a été intégrée dans la [loi pour une République numérique (loi Lemaire) de 2016 adoptée en 2017](https://www.zdnet.fr/actualites/algorithmes-les-administrations-forcees-a-plus-de-transparence-39906151.htm#:~:text=Ce principe de transparence des,doit comporter une « mention explicite »).

"Ce principe de transparence des algorithmes publics (…) selon laquelle « toute décision individuelle prise sur le fondement d'un traitement algorithmique » doit comporter une « mention explicite » pour en informer le public. La loi dit alors que les règles définissant ce traitement ainsi que les principales caractéristiques de sa mise en œuvre doivent également être communiquées par l'administration à l'intéressé s'il en fait la demande. Plus précisément, l'administration doit être en mesure de communiquer quatre informations : dans un premier temps, « le degré et le mode de contribution du traitement algorithmique à la prise de décision » ; ensuite les « données traitées et leurs sources » ainsi que « les paramètres de traitement et, le cas échéant, leur pondération, appliqués à la situation de l'intéressé », et enfin « les opérations effectuées par le traitement »."

De plus cette loi déjà très imparfaite (même si elle marque nonobstant une avancée majeure) comporte un certain nombre de limitations et des freins intrinsèques ("seules les décisions à 100 % automatisées seront en mesure d'être contestées et considérées le cas échéant comme nulles, si l'administration est en incapacité de documenter l'algorithme utilisé" via ZDnet) mais également … structurels :

"les obligations de transparence issues de la loi Numérique demeurent largement ignorées des acteurs publics, et témoigne au passage d'une insuffisance parfois notoire des moyens humains et financiers pour mener à bien cette charge supplémentaire pour les administrations. D'autant plus que les interlocuteurs interrogés dans le cadre du rapport ont « mis en avant des définitions très variées de ce qui constituait un algorithme » qui mériteraient d'être harmonisées." (toujours via ZDnet)

La problème de la transparence comme de la redevabilité, même en se limitant aux algorithmes publics, c'est qu'un "algorithme" est un fait calculatoire et décisionnel qui ne peut être isolé de faits sociaux qui en déterminent les causes et les effets. Un algorithme est développé par des gens, qui obéissent à d'autres gens, et qui sont tous pris dans des déterminismes et des contraintes économiques, professionnelles, politiques, sociales, etc. Penser que l'ouverture et et la redevabilité des algorithmes suffira à régler l'ensemble des problèmes qu'ils posent n'a pas davantage de sens que penser que l'étiquetage des denrées alimentaires résoudra les problèmes de malbouffe, d'obésité et de surproduction agricole.

Mais il faut bien commencer par quelque chose. Et comme nous sommes encore très très loin (même pour les algorithmes publics) de la transparence et de la redevabilité, alors continuons de militer et d'agir pour que ces notions soient mises en place et surtout pour qu'elles le soient avec les moyens nécessaires.

Et maintenant la Chine. Oui. La Chine. La Chine dispose d'une sorte de grand ministère de l'administration du cyberespace, le CAC (Cyberspace Administration of China), qui jouit à la fois de pouvoirs de régulation et de censure. Le 27 Août 2021, ce CAC a publié sous forme d'appel à commentaires (sic) une série de trente "Dispositions relatives à l'administration des recommandations d'algorithmes pour les services d'information sur Internet."

Ces dispositions s'adressent à l'ensemble des acteurs, publics comme privés, mais surtout privés (on est en Chine, donc les acteurs publics sont … déjà suffisamment "régulés" …). Comme cela fut souligné à l'époque par un certain nombre d'analystes :

"Ces lignes directrices s'inscrivent dans le cadre d'une répression plus large à l'encontre des grandes entreprises technologiques chinoises et devraient toucher particulièrement des sociétés telles qu'Alibaba Group, Didi Global et ByteDance, propriétaire de TikTok, qui utilisent de tels algorithmes pour prédire les préférences des utilisateurs et faire des recommandations, et qui faisaient déjà l'objet d'un examen minutieux de la part des autorités de l'État chinois sur diverses questions."

Définitivement publiées et entrées en vigueur depuis le mois de Janvier 2022 et disponible en ligne sur le site de la CAC :

"Ces règles devraient permettre de préserver la sécurité nationale et les intérêts publics sociaux, de protéger les droits et intérêts légitimes des citoyens et de promouvoir le développement sain des services d'information sur Internet.

Le règlement exige des fournisseurs de services de recommandation d'algorithmes qu'ils respectent les droits des utilisateurs, y compris le droit de connaître l'algorithme, qui exige des fournisseurs qu'ils rendent publics les principes de base, les objectifs et les mécanismes de fonctionnement des algorithmes. Le règlement recommande également que les utilisateurs aient le droit de choisir des options qui ne sont pas spécifiques à leurs caractéristiques personnelles et de désactiver le service de recommandation de l'algorithme."

On pourra également trouver une traduction anglaise appropriée de ces 35 règles prenant effet au 1er Mars 2022. Dont voici quelques extraits (traduits de l'anglais via DeepL) :

Article 4 : La fourniture de services de recommandation algorithmique doit se conformer aux lois et règlements, observer la morale et l'éthique sociales, respecter l'éthique commerciale et l'éthique professionnelle, et respecter les principes d'équité et de justice, d'ouverture et de transparence, de science et de raison, de sincérité et de fiabilité.

Article 5 : Les organisations sectorielles concernées sont encouragées à renforcer l'autodiscipline sectorielle, à établir et à compléter les normes sectorielles, les normes sectorielles et les structures de gestion de l'autodiscipline, à superviser et à guider les fournisseurs de services de recommandation algorithmique dans la formulation et le perfectionnement des normes de service, la fourniture de services conformément à la loi et l'acceptation de la supervision sociale.

Article 6 (mon préféré 😉 : Les fournisseurs de services de recommandation algorithmique doivent respecter les orientations de valeur générales, optimiser les mécanismes de services de recommandation algorithmique, diffuser vigoureusement une énergie positive et faire progresser l'utilisation des algorithmes vers le haut et dans le sens du bien (sic).

Article 8 : Les fournisseurs de services de recommandation algorithmique doivent régulièrement examiner, vérifier, évaluer et contrôler les mécanismes algorithmiques, les modèles, les données et les résultats des applications, etc., et ne peuvent pas mettre en place des modèles algorithmiques qui violent les lois et règlements ou l'éthique et la morale, par exemple en conduisant les utilisateurs à la dépendance ou à la consommation excessive.

Article 10 : Les fournisseurs de services de recommandation algorithmique doivent renforcer la gestion des modèles d'utilisateur et des balises d'utilisateur et perfectionner les normes d'enregistrement des intérêts dans les modèles d'utilisateur et les normes de gestion des balises d'utilisateur. Ils ne peuvent pas saisir d'informations illégales ou nuisibles en tant que mots-clés dans les intérêts des utilisateurs ou les transformer en balises d'utilisateur afin de les utiliser comme base pour recommander des contenus d'information.

Article 12 : Les fournisseurs de services de recommandation algorithmique sont encouragés à utiliser de manière exhaustive des tactiques telles que la dé-pondération du contenu, les interventions sur la diffusion ("scattering interventions"), etc., et à optimiser la transparence et la compréhensibilité de la recherche, du classement, de la sélection, des notifications push, de l'affichage et d'autres normes de ce type, afin d'éviter de créer une influence néfaste sur les utilisateurs, et de prévenir ou de réduire les controverses ou les litiges.

Article 13 : Lorsque les prestataires de services de recommandation algorithmique fournissent des services d'information sur Internet, ils doivent obtenir un permis de service d'information sur Internet conformément à la loi et normaliser leur déploiement de services de collecte, d'édition et de diffusion d'informations sur Internet, de services de partage et de services de plateforme de diffusion. Ils ne peuvent pas générer ou synthétiser de fausses informations, et ne peuvent pas diffuser des informations non publiées par des unités de travail dans le cadre déterminé par l'État. (ah bah oui on est en Chine hein, donc une "fake news" en Chine c'est une information dont la source n'est pas le parti communiste chinois 😉

Mais la partie la plus intéressante c'est probablement le "Chapitre 3" qui concerne la "protection des droits des utilisateurs".

Article 16 : Les fournisseurs de services de recommandation algorithmique doivent informer les utilisateurs de manière claire sur la situation des services de recommandation algorithmique qu'ils fournissent, et publier de manière appropriée les principes de base, les objectifs et les motifs, les principaux mécanismes opérationnels, etc. des services de recommandation algorithmique.

On est ici sur une sorte de RGPD étendu au-delà des données elles-mêmes.

Article 17 : Les fournisseurs de services de recommandation algorithmique doivent offrir aux utilisateurs le choix de ne pas cibler leurs caractéristiques individuelles, ou offrir aux utilisateurs une option pratique pour désactiver les services de recommandation algorithmique. Lorsque les utilisateurs choisissent de désactiver les services de recommandation algorithmique, le fournisseur de services de recommandation algorithmique doit immédiatement cesser de fournir les services correspondants. Les fournisseurs de services de recommandation algorithmique offrent aux utilisateurs des fonctions leur permettant de choisir ou de supprimer les balises d'utilisateur utilisées pour les services de recommandation algorithmique visant leurs caractéristiques personnelles. Lorsque les fournisseurs de services de recommandation algorithmique utilisent des algorithmes d'une manière qui crée une influence majeure sur les droits et les intérêts des utilisateurs, ils doivent fournir une explication et assumer la responsabilité correspondante conformément à la loi.

J'arrête ici la reprise de cet inventaire et vous renvoie à la traduction anglaise exhaustive originale effectuée par le groupe DigiChina de l'université de Stanford.

Alors certes, cette loi est "sans précédent". Mais l'idée d'une régulation forte, "à la Chinoise", portant sur le contrôle des acteurs privés d'un internet pourtant déjà plus que nulle part ailleurs sous contrôle ou sous surveillance de l'état et du parti communiste chinois, et qui cible spécifiquement les questions dites des algorithmes "de recommandation", doit nous amener à réfléchir.

Réfléchir autour de ces questions "d'algorithmes de recommandation" qui pour nous, occidentaux, constituent factuellement une opportunité marchande non seulement acceptée mais également présentée comme non-régulable ou non-négociable (sauf cas particuliers d'incitation à la haine), et qui, pour le gouvernement chinois, sont identifiés comme un risque majeur sur deux plans : celui d'une ingérence toujours possible d'acteurs privés dans l'accès et le contrôle de l'information, et celui d'une "rééducation" de la population qu'il s'agit de maintenir à distance d'une certaine forme de technologie présentée comme "addictive" et dangereuse par le régime en place.

Le paradoxe en résumé est le suivant : c'est l'état le plus autoritaire et le moins démocratique qui propose une feuille de route "intéressante" et en tout cas fortement contraignante pour parvenir à réglementer, à rendre publics et à désactiver les algorithmes de recommandation que les états les plus démocratiques et les plus libéraux sont incapables (ou refusent) de mettre en oeuvre. La Chine le fait dans une logique de contrôle total sur l'accès à l'information et sur l'environnement cognitif de son peuple ; les états démocratiques et libéraux occidentaux refusent ou sont incapables de le faire au prétexte de ne pas s'immiscer dans la gestion de l'accès (dérégulé) à l'information et de ne pas se voir accusés d'ingérence ou d'influence dans l'environnement cognitif de leurs populations.

Ce paradoxe, à vrai dire n'est en pas un. Les états autoritaires ou totalitaires ont toujours été de bien meilleurs "régulateurs" que les états libéraux. "Et alors ?" me direz-vous. Et alors l'enseignement de tout cela, c'est qu'en Chine comme en France, aux Etats-Unis comme en Russie, bien plus qu'une décision, bien plus qu'une itération, un algorithme (de recommandation ou d'autre chose) est au moins autant un fait social qu'un artefact technique calculatoire. Et qu'il ne peut être compris, régulé, rendu "transparent à l'inspection, prévisible pour ceux qu'ils gouvernent, et robuste contre toute manipulation" qu'au regard du régime politique dans lequel et pour lequel il est déployé et dans lequel il peut aussi être dévoyé.

Quand j'écris qu'un algorithme est un fait social, j'entends l'expression au sens ou Durkheim la définit :

"toute manière de faire, fixée ou non, susceptible d'exercer sur l'individu une contrainte extérieure; ou bien encore, qui est générale dans l'étendue d'une société donnée tout en ayant une existence propre, indépendante de ses diverses manifestations au niveau individuel." (Les règles de la méthode sociologique)

Et je pourrais même ajouter que les plateformes qui à la fois "portent" mais aussi "se résument" aux algorithmes qui les traversent sont, chacune, un fait social total au sens où Marcel Mauss le définit :

"c’est-à-dire qu’ils mettent en branle dans certains cas la totalité de la société et de ses institutions (potlatch, clans affrontés, tribus se visitant, etc.) et dans d’autres cas seulement un très grand nombre d’institutions, en particulier lorsque ces échanges et ces contrats concernent plutôt des individus."

Kate Crawford écrivait de l'IA qu'elle était fondamentalement "une industrie du calcul intensive et extractive qui sert les intérêts dominants." Les algorithmes ne sont pas autre chose. Si la Chine décide de réguler fortement et drastiquement les algorithmes (privés) de recommandation c'est parce qu'elle y voit une concurrence dans ses intérêts dominants qui sont ceux d'être en capacité de discipliner les corps dans l'espace social (numérique ou non). A l'inverse, si les états occidentaux avancent si peu et si mal dans la régulation de ces mêmes algorithmes de recommandation c'est parce que laisser les plateformes qui les portent et les déploient intervenir en concurrence des états est, du point de vue de ces mêmes états, un projet politique parfaitement cohérent et qui sert les desseins du libéralisme, c'est à dire d'une diminution de la part de l'état dans la puissance publique et le fait de faire de l'individu isolé, le seul standard et le seul idéal.

Permalink
June 21, 2023 at 10:20:37 PM GMT+2

Une oeuvre d'art contre les algorithmes de recommandation PostAp Magazinehttps://postapmag.com/horizons/art/signes-times-scott-kelly-ben-polkinghorne-interview/

  • Mass Consumption
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Les recommandations en ligne téléportées dans le monde réel !

2 septembre 2017

Signs of the times Nouvelle-ZélandeMountain wide hires, Signs of the Times © Scott Kelly et Ben Polkinghorne

Installation artistique déroutante et poétique, Signs of the Times part d’une idée de génie : décliner le principe des recommandations en ligne… dans le monde réel. Des pancartes, au beau milieu de la nature, vous proposent ainsi de visiter des lieux « aussi pittoresques que celui où vous vous trouvez ». Interview – décryptage avec leurs concepteurs.

Quand on leur demande « Qui dirige le monde ? », Scott Kelly et Ben Polkinghorne répondent : « les algorithmes de recommandation de filtrage collaboratif ». Ces suggestions, omniprésentes en ligne, apparaissent en fonction de ce que nous regardons, achetons et aimons, autant dire que l’étendue de leur influence est exponentielle. Sur Facebook elles ressemblent à : « Vous avez aimé ceci, vous aimerez cela » ; sur les sites e-commerce comme Amazon, les recommandations peaufinent leur pitch commercial : « Ceux qui ont acheté ceci ont également acheté cela ».

Amusante, pertinente, l’œuvre de Scott Kelly et Ben Polkinghorne (« aussi connus comme « Ben Polkinghorne et Scott Kelly », disent-ils d’eux mêmes) s’expose tout autour de la Nouvelle-Zélande. Pancartes intrusives situées dans des endroits pittoresques, elles indiquent d’autres endroits typiques que vous pourriez aimer. Si leur idée se veut d’utilité touristique, elle nous permet surtout de réfléchir à l’impact quotidien de ces recommandations.

P.A.M. Comment l’idée a-t-elle pris forme et quand avez-vous débuté le projet ?

S.K. et B.P. Nous sommes des créatifs, on bosse en équipe pour la publicité mais nous aimons aussi réaliser des projets parallèles. Nous avons eu l’idée durant l’été 2017, le projet ne s’est pas fait tout de suite car il y avait un peu d’exploration et de conception. Ensuite nous avons choisi des lieux publics de haut niveau, tout autour de la Nouvelle-Zélande.

Plutôt que de simplement faire une analyse unique, nous voulions montrer une gamme de panneaux. Ceux-ci ont été fabriqués chez nous par James, à Adhere. Ils font quatre mètres de large et le transport n’a pas été très simple, on nous a parfois lancé des regards interrogatifs. Une fois installés, nous nous sommes assis et nous avons regardé comment les gens les appréciaient. Puis nous avons, assez récemment, commencé à communiquer en ligne à propos du projet, et la réponse est très positive.

P.A.M. L’avez-vous mis en œuvre avec l’aide, ou l’accord, ou un contact formel, avec les autorités néo-zélandaises ? Si oui, comment ont-elles réagi ? Combien de temps les panneaux d’affichage doivent-ils rester en place ?

B.P. et S.K. Non. Pour ce genre de projet, nous croyons qu’il est bien plus facile de demander le pardon que la permission. Nous les avons donc installés partout. Notre but est simple, nous souhaitons donner le sourire aux gens pour qu’ils considèrent un instant à quel point il est fou que toutes nos décisions en ligne soient finalement fabriquées pour nous. Les réactions sont d’ailleurs si bonnes qu’un grand parc à Auckland nous a contactés pour discuter de l’installation d’un panneau permanent et personnalisé. Ce serait tellement cool !

**P.A.M.**Sur la page du site consacrée au projet, vous fournissez le lien pour une analyse approfondie de ce qu’on appelle les « Chambres d’écho » [L’idée selon laquelle les réseaux sociaux, en raison de ces recommandations automatiques, au lieu de nous ouvrir sur le monde, nous enferment autour de nous, autour des gens qui partagent les mêmes opinions, comme une chambre d’écho qui ne nous renverrait que ce que nous y apportons, ndlr]. C’est plutôt original pour une œuvre d’art. Pouvez-vous développer ? Pourquoi et comment vous voulez donner au lecteur ce genre d’information, ou de pensée ?

S.K. et B.P. Nous aimons Internet et, si ce n’est pas tous les jours, nous utilisons régulièrement des sites comme Amazon, Netflix, Facebook et Asos… Une fois que nous avons eu l’idée, nous avons pris le temps d’examiner le projet. Nous ne savions d’ailleurs même pas qu’il existait un nom particulier pour les encarts du type : « Si vous aimez ceci, vous pourriez aimer cela ».

Le monde des algorithmes de recommandation et de filtrage collaboratif est fascinant. Il y a par ailleurs un article auquel nous avons participé, ce n’est peut-être toujours pas une lecture facile, mais on part du principe que plus nous en savons, plus c’est intéressant : Comment les systèmes de recommandation affectent-ils la diversité des ventes ?

En attendant de découvrir un jour futur l’œuvre des deux Néo-Zélandais près de chez vous, n’hésitez pas à découvrir l’ensemble de leur travail ici. Et pour creuser le sujet, voici quelques bouquins pour en savoir davantage sur les algorithmes et leurs utilisations…

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June 21, 2023 at 10:15:58 PM GMT+2

Faire défiler. Le zéro (click) et l’infinite scroll. – affordance.infohttps://affordance.framasoft.org/2022/05/scrolling-et-infini/

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Faire défiler. Le zéro (click) et l’infinite scroll.

Olivier Ertzscheid 1 mai 2022

Dans la suite d'une interview que je viens de donner (et qui paraîtra un jour dans l'excellent Epsiloon), quelques réflexions au sujet du "scrolling" ou plus exactement de "l'infinite scroll".

Depuis ma thèse en 2002 sur les liens hypertextes, je n'ai jamais cessé de m'interroger sur ce plus petit dénominateur commun de nos pratiques numériques et des outils et environnement qui peuplent et meublent nos vies connectées. Le passage du lien au like fut une révolution mortifère. Et avec l'économie de l'attention (et celle de l'occupation) se sont inventées des nouvelles formes de suggestions qui sont pour l'essentiel devenues autant de causes de (nos) sujétions.

Cela va peut-être vous paraître assez fou mais j'ai un souvenir précis, très précis même, de la première fois où je me suis trouvé face à l'invention d'Aza Raskin, le "scrolling infini". Plus besoin de cliquer sur "page suivante", on ne cessait plus jamais de … défiler. C'était en 2006. Et je me revois en train de "tester" cet infini. Je me revois dans ce paradoxe et dans l'épreuve fascinante de cet oxymore : on m'explique que ce défilement peut être infini mais je sais qu'il est en réalité "borné", qu'il aura une "fin" ; mais je perçois également que je serai ou épuisé ou lassé ou frustré ou contraint avant que d'atteindre cette finitude lointaine que l'on me présente à tort comme un infini. Alors je teste. J'essaie l'infini. Et je me souviens avoir été au moins autant infiniment perplexe qu'infiniment fasciné. Une mythologie. C'est l'image des Danaïdes et de leur tonneau percé qui m'est immédiatement apparue. Je regardais des Danaïdes remplir un tonneau percé et j'étais autant fasciné par la perversité du châtiment que par l'infini de cet écoulement et par la vanité de celles qui le rendaient possible.

Moi qui n'avais vécu toute ma vie que dans l'espace de la page, moi qui avais interrogé à de multiple reprises ce que le web avait fait de cet espace de la page, moi qui avais donc analysé ce que les liens hypertextes permettaient de faire aux relations entre ces pages et qui n'avais eu de cesse que de m'enthousiasmer pour cet espace de possibles, je voyais donc, et ce n'était pas neutre, désormais l'espace physique de la page céder et s'effondrer sous le poids d'un pseudo-infini qui allait tout changer. A commencer par la capacité de lire (comment lit-on un livre infini autrement que chez Borges ?) et la capacité de lier, de relier, et donc de relire (comment fait-on un lien vers l'infini et comment envisager de relire l'infini puisqu'il n'est jamais possible simplement de le lire en entier).

Je voyais la lecture céder devant la consultation, je percevais le double sens de ce dernier terme qui convoquait déjà sémantiquement la question d'une pathologisation : lorsque l'on va consulter c'est bien que l'on se sent malade. Je voyais aussi la capacité de lier s'effacer derrière l'injonction de liker. Je m'arrangeais avec ma propre Cassandre. Je me questionnais aussi : lorsque l'on inventa le "codex", c'est à dire le livre sous sa forme actuelle, on cessa d'utiliser des "volumen" (livre en rouleau) précisément car la forme du rouleau ne permettait pas de repérage facile dans un texte, parce qu'elle rendait complexe tout retour en arrière, mais aussi pour tout un tas d'autres raisons anthropologiques et cognitives. Or le défilement infini d'aujourd'hui est par bien des égards semblable aux inconvénients du "volumen" mais il se présente pourtant comme un aboutissement, comme une évolution critiquée mais "positiviste" de notre rapport à l'information et à sa manipulation. C'est ce "positivisme" qui interroge. Une technologie intellectuelle ne s'invente jamais seule. Elle est le fruit d'une époque, d'un rapport à l'information et au savoir, d'une organisation des pouvoirs qu'il s'agit d'éprouver en la contestant ou en la renforçant ainsi que d'un jeu complexe d'affordances cognitives et corporelles.

Il y a donc, c'est à peu près certain, quelque chose de politique à questionner dans l'invention du défilement infini. Nous y reviendrons plus tard.

Linéarité(s).

Tous les médias arrivent avec leurs linéarités, leurs repères orthonormés attentionnels. Presse, radio, télé, chacun a ses espaces de déploiement, de repli, ses abscisses de programmes et ses ordonnées d'audiences, ses contraintes de format et la nécessité d'y trouver des issues de défilement. Toujours et tout le temps pour chaque média il faut offrir et garantir la possibilité de ce défilement. Faire défiler les articles, les émissions, les stations, les chaînes.

Sur mes vieux postes de radio analogiques déjà je faisais défiler. Je scrollais. Souvent, déjà à l'aide de mon pouce et de mon index.

Sur nos télés, quand plusieurs chaînes vinrent et que les télécommandes les accompagnèrent, alors là aussi nous défilâmes jusqu'à parfois ne faire plus que cela. Déjà. Et déjà notre pouce posé dessus.

Aujourd'hui le champ de ces linéarités médiatiques est exponentiel. A la délinéarisation des médias audiovisuels, qui date en France d'un peu plus de 10 ans, répond une linéarisation croissante et constante des médias sociaux numériques qui agrègent nos capacités attentionnelles dans un défilement qui doit nous être proposé comme une forme de non-choix, comme s'il n'y avait pas d'autre alternative que celle de cette consultation infinie, rectiligne, assignée.

Une linéarisation à marche forcée qui intègre d'ailleurs les médias "délinéarisés" sous forme de courtes séquences ou extraits, et qui sont ainsi relinéarisés, réagencés et réassignés attentionnellement. Du "mur" de Facebook au "fil" de Twitter, d'Instagram à TikTok, il y a cette forme de boulimie attentionnelle qui constamment fait défiler, les contenus à la verticale, et les Stories à l'horizontale. Le plus souvent en tout cas. Comme si l'horizontalité était la marque de l'éphémère, de ce qui s'efface, et que la verticalité était tout au contraire cet enfouissement légitime et nécessaire vers lequel on nous traîne et auquel on nous entraîne.

Deleuze et Guattari parlaient de [déterritorialisation](https://fr.wikipedia.org/wiki/Déterritorialisation#:~:text=La déterritorialisation est un concept,actualisation dans d'autres contextes.) (et de reterritorialisation). Ces délinéarisations (et leurs relinéarisations) en sont les états de stase paradoxaux : le défilement infini est ce qui permet de figer, de ralentir ou d'arrêter la capacité d'actualiser un certain nombre de relations dans d'autres contextes et donc d'assurer et de garantir la mouvance d'un corps social qui sans cela, se fige, s'assigne, et ne se perçoit plus que comme un "regardant" qui accepte dès lors, sur plein de sujets, d'être finalement "assez peu regardant".

Mais quels sont ces fils que l'on fait dé-filer à l'infini ?

Filaire. Nos communications sont filaires. Ou sans fil. Nos réseaux sociaux sont pourvus de "fils" que l'on suit et qui donc défilent. Souvent d'ailleurs on "perd le fil" de ces conversations. Alors revenons aux fondamentaux de l'économie filaire. Celle du métier à tisser. Métier à tisser dont la mécanisation fut, dans l'Angleterre du 18ème siècle, la première grande révolution industrielle. Et si la révolution numérique, en tout cas celle que l'on nous vend dans les atours d'une start-up nation piétinant l'éthique, n'était que la continuation de cette révolution du tissage et de sa mécanisation ? La révolution de la mécanisation de nos conversations, de nos "fils" Twitter égarés dans la toile mondiale ?

Je veux un temps garder cette analogie du métier à tisser pour expliquer quelque chose. Dans un métier à tisser, quand on "file" c'est à dire que l'on fait "dé / filer", alors quelque chose se construit, quelque chose se tisse. Une toile, une tenture, un parement, un vêtement, des images ou des mots.

Quand on fait défiler les pages d'un livre (étymologiquement comme Barthes le rappelle, texte = tissu) on fabrique quelque chose d'un imaginaire qui nous est propre. Pour citer exactement Barthes :

"« (…) Texte veut dire tissu. Mais alors que jusqu’ici on a toujours pris ce tissu pour un produit, derrière lequel se tient, plus ou moins caché, le sens (la vérité), nous accentuons maintenant, dans le tissu, l’idée que le texte se fait, se travaille, à travers un entrelacs perpétuel ; perdu dans ce tissu – cette texture- le sujet s’y défait, telle une araignée qui se dissoudrait elle-même dans les sécrétions constructives de sa toile. Si nous aimions les néologismes, nous pourrions définir la théorie du texte comme une hyphologie (hyphos, c’est le tissu et la toile d’araignée) ». Barthes, Roland, Le plaisir du texte, -1973- Paris, Edition du Seuil, 2000, p. 126.

Son "hyphologie" de 1973 était déjà la toile du web de 1989.

La question est de savoir ce qui se construit dans le défilement infini, dans "l'infinite scroll". Et la place que ces défilements infinis laissent à la fois au vagabondage de l'imaginaire et à la volonté d'aller. Or il semble que là, dans ces défilements incessants et hypnotiques, non seulement on ne fabrique rien (ou si peu) et il n'y a que peu de places pour notre imaginaire. Et que la volonté est celle de Danaïdes ignorantes de leur châtiment et se satisfaisant de la vanité de leur tâche.

Le zéro (click) et l'infini(te scroll)

Il y a un point frappant pour les boomers du web dans mon genre qui ont vécu et en quelque sorte métabolisé l'évolution du web depuis son invention en 1989. Longtemps le scrolling fut du côté des moteurs de recherche et de l'activité de navigation elle-même, activité qui ne pouvait être autre chose qu'une dynamique de défilement. On faisait défiler les pages et les pages de résultats sur les moteurs de recherche de l'époque (on faisait même défiler les pages de résultats des annuaires de recherche …). Plus tard on faisait défiler les pages et les comptes des premiers sites communautaires, Geocities et tant d'autres. Puis on fit défiler les blogs et leurs billets. A chaque fois ce défilement agissait à la manière d'une focale : on cherchait à préciser quelque chose, à finaliser une recherche, une tâche même vague. Mais à chaque fois il fallait cliquer sur un lien. La dimension de la flânerie était aussi bien sûr présente, mais c'était une flânerie souvent entièrement aléatoire, stochastique, et c'était une flânerie qui nécessitait périodiquement d'être relancée, à chaque fois que l'on tombait sur un cul de sac du web, et il y en avait encore, des culs de sac du web. Et puis c'était une flânerie qui acceptait d'être déceptive. La flânerie parfois ne donnait et ne débouchait sur rien. Et l'on éprouvait ou en tout cas on avait une forme de conscience de l'existence d'une limite, d'un achevé, d'une fin. Non pas que même à l'époque l'on imaginât être en capacité d'épuiser toutes les navigations possibles mais on voyait, oui, on voyait, qu'il y avait une fin. Alors on faisait autre chose. Et puis …

Et puis progressivement, les moteurs de recherche se firent plus précis, plus pertinents, et l'ensemble des écosystèmes numériques vers lesquels ils pointaient et qu'ils organisaient se mit à répondre plus précisément, plus directement à des requêtes que nous nous mîmes donc à formuler plus explicitement. L'arrivée de Google y joua un rôle primordial bien sûr. Ce que l'on y gagnait en précision on l'y perdait en capacité d'indécision. Cette même capacité d'indécision qui conditionnait les logiques premières de nos flâneries numériques, de nos navigations qui viraient parfois en divagations. L'indéterminé céda devant tous les déterminismes. Ce que l'on pouvait trouver ou retrouver devînt ce que l'on devait trouver ou retrouver. Et puis …

Et puis la massification du web aidant, et puis la dynamique des réseaux sociaux et de leurs tunnels attentionnels jouant à plein, progressivement l'objectif de chaque biotope numérique se modifia. Les moteurs de recherche n'avaient plus pour enjeu de nous présenter autant de pages pertinentes que possible mais de nous inciter à cliquer sur la première page la plus pertinente estimée (si possible en lien sponsorisé). Les réseaux sociaux n'avaient plus pour enjeu de nous présenter autant de profils et de contenus dissemblables que possible mais de nous "rassurer" et de nous conforter dans des routines d'usages à la fois plus homogènes, plus linéaires et plus cognitivement alignées avec nos propres préférences et croyances, préférences et croyances qu'ils maîtrisaient chaque jour davantage un peu mieux.

Une mue radicale s'opéra. Du côté des moteurs de recherche et des écosystèmes marchands, c'est l'objectif zero click qui devînt la norme.

"Objectif zéro clic. Savoir à l'avance ce que vous voulez, ce que vous allez faire, ce que vous allez commander, avec qui vous allez vouloir parler, quel parcours pour votre jogging vous allez emprunter. Objectif zéro clic. Plus jamais. Des like si vous voulez, des +1 à la rigueur. Mais des liens et des clics, attention danger. Ou alors seulement ceux que nous aurons choisi pour vous. Un web balisé. Des régimes attentionnels parqués. Une navigation carcérale. Choisir le web que nous voulons."

Il fallait qu'il n'y ait même plus l'intermédiaire d'un click entre l'expression de notre désir ou de notre envie et sa réalisation, son opérationnalisation marchande et commerciale. Pour Google par exemple l'idée était d'encapsuler autant que possible les réponses à nos questions sur la page même de résultats de son moteur de recherche, pour que nous n'ayons plus à cliquer et à "sortir" de l'environnement Google. Les réseaux sociaux, eux, évacuèrent le clic pour le remplacer par le like : puisque nous n'avions plus à cliquer sur rien et puisque que toutes les informations support de nos navigations nous étaient "proposées" et suggérées sans même l'intermédiaire de la formalisation d'une requête, il fallait trouver à la fois un autre moyen de caractériser ce qui retenait notre attention et conditionnait le temps passé à naviguer, et il fallait aussi que ce moyen nous "implique" autrement que dans une simple activité de scrutation, que nous ne soyons pas simplement spectateurs. Ce moyen ce fut le "like" et l'ensemble des autres métriques affectives déployées. Et à côté, en parallèle, en symétrie et en miroir de ce zéro click se développèrent donc des logiques de défilement infini où ne comptait plus que la dynamique hypnotique du défilement qui nous attirait sans que jamais nous ne l'ayons réellement choisi.

Le zéro click et l'infinite scroll. Trente ans d'histoire du web.

Bonus track : la libido et les lipides.

Dans le défilement infini il y a un horizon d'attente qui n'est jamais comblé par un aboutissement. C'est donc une accumulation de frustrations qui débouchent sur un renoncement à avoir "fait" ou "trouvé" ou même "appris" quelque chose. Pour autant que le souvenir, pour autant que "se" souvenir puisse être un étalon de mesure. Car nous nous souvenons des livres que nous avons lu, des émissions que nous avons regardées, des chansons que nous avons écoutées. Nous nous en souvenons, parfois parfaitement, d'autre fois très imparfaitement, mais ce souvenir est toujours mobilisable. De quoi nous souvenons-nous après avoir passé 2 heures ou 10 minutes à faire défiler … à faire défiler quoi d'ailleurs ? C'est une question que je me pose souvent.

La clé, l'une des clés avec la capacité de se souvenir et donc de faire mémoire mobilisable, c'est la clé du désir. Du désir de défiler. Du désir de faire défiler. Du désir de se défiler. Du désir de s'y filer. Et de s'interroger sur la dimension contrainte qui fait que faire défiler inclut l'impossibilité de "se défiler", au propre comme au figuré.

Parler d'économie (de l'attention) et de désir, c'est revenir aux [travaux fondamentaux de l'association Ars Industrialis, autour notamment de ce qu'est l'économie libidinale](https://arsindustrialis.org/economie-libidinale#:~:text=L'économie libidinale est un,en réserve (comme investissement).) (je souligne) :

"L’économie libidinale est un concept freudien fondamental qui nomme l’énergie produite par une économie des investissements sexuels constituée par leur désexualisation. L’économie de cette énergie (la libido) transforme les pulsions (dont la pulsion sexuelle) en les mettant en réserve (comme investissement). Toute société repose sur une économie libidinale qui transforme la satisfaction des pulsions, par essence asociales, en un acte social. (…)

Capitalisme et libido. Le capitalisme du XXe siècle a fait de la libido sa principale énergie. Il ne suffit pas de disposer de pétrole pour « faire marcher » le capitalisme consumériste : il faut pouvoir exploiter aussi et surtout la libido. L’énergie libidinale doit être canalisée sur les objets de la consommation afin d’absorber les excédents de la production industrielle. Il s’agit de façonner des désirs selon les besoins de la rentabilité des investissements – c’est à dire aussi bien de rabattre les désirs sur les besoins. L’exploitation managériale illimitée de la libido est ce qui détruit notre désir. De même que l’exploitation du charbon et du pétrole nous force aujourd’hui à trouver des énergies renouvelables, de même, il faut trouver une énergie renouvelable de la libido – ce pourquoi nous disons que c’est un problème écologique.

Seule l’analyse en termes d’économie libidinale permet de comprendre pourquoi et comment la tendance pulsionnelle du système psychique et la tendance spéculative du système économique font précisément système. Une économie de marché saine est une économie où les tendances à l’investissement se combinent avec des tendances sublimatoires – ce qui n’est précisément plus le cas."

D'une économie de la libido ([économie libidinale](https://arsindustrialis.org/economie-libidinale#:~:text=L'économie libidinale est un,en réserve (comme investissement).)) dont l'objet est le désir (et la capacité de le créer), on passe avec le "scroll infini" à une économie des lipides, une économie lipidinale (pardon pour le néologisme), une économie attentionnelle du gras (du pouce), de l'immobilité, et peut-être aussi d'une absence de désir ou d'appétence pour autre chose que la contemplation de ce que l'on fait défiler devant nous en nous laissant l'impression de garder l'initiative du défilement.

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June 21, 2023 at 10:10:37 PM GMT+2

Facebook et l’algorithme du temps perdu – affordance.infohttps://affordance.framasoft.org/2022/07/facebook-algorithme-temps-perdu/

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Facebook et l’algorithme du temps perdu

Olivier Ertzscheid26 juillet 2022

Facebook (désormais Meta) va – encore – changer d'algorithme. Ou plus exactement Facebook va (encore) changer la présentation et l'affectation que ce que nous y voyons. De ce qu'il nous laisse voir et entrevoir.

Il y a de cela quelques courtes années (2018), il opérait un changement présenté comme radical en annonçant vouloir davantage mettre en avant les contenus issus des publications de nos amis ainsi que de la dimension "locale" (ce qui se passe près de là où nous sommes géo-localisés). En France nous étions alors en plein mouvement des Gilets Jaunes et j'avais surnommé ce changement "l'algorithme des pauvres gens". Il fait aujourd'hui exactement … l'inverse.

Le 21 Juillet 2022 exactement, "Mark Méta Facebook Zuckerberg" annonce officiellement le déploiement d'une nouvelle version dans laquelle les publication de nos amis seront rassemblées dans un onglet qui ne sera plus celui de la consultation principale, laquelle sera toute entière trustée par les recommandations algorithmiques de contenus (notamment vidéos) n'ayant plus rien à voir avec nos cercles de socialisation hors le fait qu'ils y soient également exposés. C'est la "TikTokisation" de Facebook.

De l'algorithme des pauvres gens à celui … de la perte de temps.

Dans les mots choisis par Zuckerberg cela donne ceci :

"L'une des fonctionnalités les plus demandées pour Facebook est de faire en sorte que les gens ne manquent pas les publications de leurs amis. C'est pourquoi nous lançons aujourd'hui un onglet Flux dans lequel vous pouvez voir les publications de vos amis, groupes, pages et autres séparément, par ordre chronologique. L'application s'ouvrira toujours sur un flux personnalisé dans l'onglet Accueil, où notre moteur de découverte vous recommandera le contenu qui, selon nous, vous intéressera le plus. Mais l'onglet Flux vous permettra de personnaliser et de contrôler davantage votre expérience."

A la recherche de l'algorithme du temps perdu. Proust était à la recherche d'une vérité sentimentale, personnelles, mémorielle, qui n'était activable que dans les souvenirs d'un temps "perdu" ; Zuckerberg est à la recherche d'une vérité de l'assignation scopique et cognitive qui n'est activable que dans la prolifération instrumentale de contenus fabriqués pour nous faire oublier qu'il est un temps en dehors de celui du défilement infini.

Les raisons de ce changement sont assez simples. Il s'agit de toujours davantage valoriser des contenus "recommandés" par une "intelligence artificielle" (en fait un algorithme statistique entraîné et nourri par des méthodes d'apprentissage "profond"), contenus suffisamment thématisés pour avoir l'air personnalisés et suffisamment généralistes pour s'affilier au maximum de profils possibles. La normalisation alors produite opère une maximisation des rendements publicitaires : tout le monde voit peu ou prou la même chose tout en étant convaincu de ne voir que des recommandations personnalisées.

L'algorithmie selon Facebook (mais aussi selon Instagram, TikTok, Snapchat, et l'ensemble des réseaux et médias sociaux de masse), c'est la conjugaison parfaite de l'effet Barnum (biais cognitif induisant toute personne à accepter une vague description de la personnalité comme s'appliquant spécifiquement à elle-même) et de la kakonomie ("l'étrange mais très largement partagée préférence pour des échanges médiocres tant que personne ne trouve à s'en plaindre").

Effet Barnum et kakonomie auxquels il faut ajouter ce que l'on pourrait appeler, en s'inspirant de la théorie de Mark Granovetter, la force des recommandations faibles.

La force des recommandations faibles.

Facebook et les autres réseaux sociaux nous bassinent en affirmant que leurs "recommandations" sont toujours plus fines, plus précises, et plus personnalisées. La réalité est qu'elles sont toujours plus massives, toujours plus consensuelles, et toujours plus stéréotypiques. Pour Mark Granovetter, dans son article, "la force des liens faibles", paru en 1973 :

"(…) un réseau se compose de liens forts et de liens faibles. La force des liens est caractérisée par la combinaison du temps passé ensemble, de l'intensité émotionnelle, de l'intimité et de la réciprocité du lien entre l'agent A et l'agent B. Les liens forts sont ceux que l'on a avec des amis proches (il s'agit de relations soutenues et fréquentes). Les liens faibles sont faits de simples connaissances. Les liens faibles sont dits "forts" dans la mesure où, s'ils sont diversifiés, ils permettent de pénétrer d'autres réseaux sociaux que ceux constitués par les liens forts."

La force des recommandations faibles permet, de la même manière, de diversifier nos pratiques de consultation et d'échange en ligne en jouant principalement sur les deux paramètres fondamentaux que sont le "temps passé" et "l'intensité émotionnelle". Mais cette diversification est instrumentale et biaisée car elle n'a pas vocation à nous permettre d'agir dans d'autres cercles sociaux par des jeux d'opportunité, mais au contraire de massifier et de densifier un seul cercle social d'audience qui regroupe l'ensemble de nos consultations périphériques pour en faire une norme garantissant le modèle économique des grandes plateformes numériques.

Ils ont (encore) changé l'algorithme !

Pourquoi tous ces changements ? Un algorithme dans un réseau social c'est un peu comme un produit ou un rayon dans un supermarché. De temps en temps il faut le changer de place pour que les gens perdent leurs habitudes, traînent davantage et perdent du temps à la recherche de leurs produits et rayons habituels, et tombent si possible sur des produits et rayons … plus chers. Mais également pour que dans cette errance artificielle ils soient tentés d'acheter davantage. Tout le temps de l'errance est capitalisable pour de nouvelles fenêtres de sollicitations marchandes.

Or la question de l'urgence du changement est particulièrement d'actualité pour la firme qui risque pour la première fois de son histoire de perdre des parts de marché publicitaire, et qui, au cours des trois derniers mois de l'année dernière, avait annoncé qu'elle avait perdu des utilisateurs quotidiens pour la première fois en 18 ans d'histoire.

Dans une perspective historique plus large, il semble que la dimension conversationnelle tant vantée qui fut celle du web, puis des blogs, puis des marchés eux-mêmes (souvenez-vous du Cluetrain Manifesto), et enfin réseaux sociaux, soit arrivée à épuisement. Dans le meilleur des cas, elle a été remplacée par différents types de monologues autour desquels l'essentiel du dialogue se résume à des clics valant autant de claques tantôt approbatoires tantôt d'opprobre. Dans le pire des cas il s'agit de séquences formatées dont la potentialité virale est le seul attribut et dont se repaissent les promoteurs des "intelligences artificielles" dans leurs courses folles au nombre de vues et d'interactions pensées comme autant d'assignations.

Naturellement les conversations ne disparaissent jamais vraiment. Elles sont reléguées dans d'autres espaces numériques (quelques sites dédiés comme 4Chan et l'ensemble des application comme Messenger, WhatsApp, et tout ce que l'on nomme le Dark Social). Mais s'il fut un temps dans lequel l'enjeu des plateformes était de susciter des formes conversationnelles inédites et parfois complexes (des liens hypertextes aux trackbacks en passant pas les forums), l'enjeu n'est plus aujourd'hui que de susciter de stériles appétences pour le contenu suivant.

La part paradoxale de ces changements d'algorithmes ou d'interfaces (ou des deux à la fois) est qu'ils nous renvoient toujours à nos propres pondérations, à nos propres immobilismes, à nos propres routines, à nos propres habitus. Ce n'est pas l'algorithme qui change, c'est l'algorithme qui veut que nous changions. L'autre face sombre de ces changements réside, c'est désormais acquis, davantage dans ce qu'ils tendent à masquer à obscurcir et à ne plus faire voir, qu'à la loi de puissance qui veut qu'une part toujours plus congrue de contenus récolte une part toujours plus massive de visibilité et d'interactions.

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June 21, 2023 at 10:07:18 PM GMT+2

Comment des prédateurs exploitent la sexualité virtuelle des mineurs ?https://www.ladn.eu/media-mutants/predateurs-exploitent-sexualite-virtuelle-mineurs/

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« Les enfants grandissent trop vite » : comment la sexualité virtuelle des mineurs est exploitée sur les réseaux

Par David-Julien Rahmil - Le 21 juin 2023

Perçue comme anecdotique il y a sept ans, l'exploitation sexuelle des mineurs en ligne à travers le partage de nudes est devenue un problème systémique et généralisé. On a voulu comprendre pourquoi.

Cet article accompagne la sortie de la revue n°33 de L'ADN consacrée aux différentes formes d'exploitation des enfants en ligne. Il est le résultat d'une longue enquête menée auprès d'associations d'aide aux victimes de cyberviolence et de victimes de grooming. Retrouvez la revue de L'ADN sur notre boutique en ligne.

« Et si mes copains reçoivent mes photos, je fais quoi ? » Dans l'oreillette de Mathilde, on devine une voix paniquée. C'est celle d'un adolescent anonyme que nous appellerons Arthur. Il a décidé d'appeler le 3018, la plateforme d'aide téléphonique contre les cyberviolences après avoir été berné par un brouteur. Ces arnaqueurs professionnels qui agissent depuis des pays d'Afrique comme la Côte d'Ivoire ou le Bénin exploitent en ce moment une nouvelle combine. Après avoir piraté des comptes Instagram de jeunes filles, ils utilisent ces derniers pour draguer des collégiens et des lycéens sur les réseaux et les inciter à envoyer des nudes ou à se masturber face à leur webcam. C'est ce qui est arrivé à Arthur qui s'est ensuite trouvé sous la menace d'un chantage : celui de payer quelques centaines d'euros ou de prendre le risque de voir ses photos intimes partagées à ses amis et ses parents. Il se retrouve maintenant face au mur et aussi face à sa honte et sa colère de s'être fait berner.

Comme les cinq autres écoutants dans la salle, Mathilde sait employer le ton et les mots qui rassurent. D'une voix posée, elle indique à Arthur qu'il n'est pas le seul à s'être fait avoir et le déculpabilise en lui indiquant qu'il n'a rien fait de mal. Elle lui dit aussi qu'il ne risque pas grand-chose, tant qu'il ne paye pas. « Ces gens sont surtout là pour ferrer les victimes qui veulent bien payer, explique-t-elle. Si tu payes ce qu'ils demandent, ils ne vont pas s'arrêter et vont continuer à te demander des sommes de plus en plus importantes. D'après notre expérience, ils diffusent très rarement les images quand ils font face à un refus et ils passent rapidement à quelqu'un d'autre, malheureusement. » Elle le conseille aussi d'en parler avec ses amis et de les prévenir au cas où ils recevraient des photos de lui. Dans ce cas, ils doivent prendre une capture de l'image et du nom du compte qui l'a envoyé pour que la plateforme puisse envoyer une demande de bannissement. 

L'affolante montée de l'agression sexuelle en ligne

Des cas comme celui d'Arthur, le 3018 en traite de manière quotidienne. Ouvert depuis 2021, le numéro  de la plateforme apparaît dorénavant sur les cahiers de correspondance des collégiens et des lycéens. Gérée par l’association e-Enfance qui existe depuis 17 ans, cette plateforme reçoit environ 80 appels par jour, soit 25 000 appels par an. 60 % des demandes concernent le cyberharcèlement, le chantage à la webcam ou la diffusion de nudes. En un an, l’association a aussi permis la suppression de 10 000 contenus ou comptes malveillants sur les réseaux. Installé dans un coin du plateau téléphonique, Vincent, le coordinateur de la plateforme d'écoute, résume la situation. « Le harcèlement et la publication de nudes, qu'on appelle souvent revenge porn, existe depuis longtemps, indique-t-il. Mais depuis le confinement, nous avons eu une explosion d'agressions sexuelles par écran interposé.  Il y a eu beaucoup de comptes fisha, ces comptes tenus par d'autres adolescents ou de jeunes adultes sur Snapchat, ou Telegram et sur lesquels sont publiés des photos de nudes de jeunes filles. On a fait supprimer 3000 comptes en 2021 et à peu près le même chiffre en 2022. »

Au-delà des résultats mis en avant par le 3018, il est toutefois difficile de quantifier réellement le phénomène en France tant ce dernier n'est pas étudié de manière systématique. On sait tout au plus que 20 % des 6-18 ans ont déjà été confrontés à des situations de cyberharcèlement selon une enquête menée en juin 2021 par Audirep pour l’association e-Enfance. Mais quand on fait le tour des associations de terrain confrontées à ces problématiques, toutes sont unanimes : les cas de cyberviolences sexuelles comme la publication de nudes ou la sextortion ont explosé depuis 2020 et touchent des enfants de plus en plus jeunes. Ce constat empirique est confirmé par des études internationales. Selon la National Society for the Prevention of Cruelty to Children, les cas de crimes sexuels en ligne touchant les mineurs ont augmenté de 84 % entre 2018 et 2022 et toucheraient plus particulièrement les adolescents de 12 à 15 ans. Une autre étude, italienne celle-là, indique que deux enfants sur 10 de moins de 13 ans sont concernés par ces agressions à caractère sexuel en ligne, autant les garçons que les filles. 

Des débuts de vie sexuelle virtuels

Plusieurs facteurs expliquent ce phénomène. D'après Clara, la psychologue et coordinatrice adjointe du 3018, l'enfermement forcé de 2020 a accéléré une tendance qui progressait déjà auparavant : les jeunes débutent leur première expérimentation sexuelle sur les réseaux et par écran interposé. « Quand on échange avec eux au téléphone, on se rend compte que tout l'aspect de la rencontre hors écrans devient très secondaire, explique-t-elle. Le fait de pouvoir s'inventer une identité en ligne et d'avoir accès via le smartphone à une quantité invraisemblable d'autres personnes fait qu'ils vont beaucoup plus investir dans une forme de sexualité virtuelle. À travers les écrans, on peut projeter une image idéale de soi, mais on peut aussi plus facilement mentir, jouer sur les sentiments et manipuler les autres sans avoir vraiment conscience des conséquences. » Cet investissement de la vie sexuelle et amoureuse est confirmé par Margot Déage, docteure en sociologie et auteur de l'ouvrage À l'école des mauvaises réputations qui traite de la vie secrète des collégiens sur les réseaux. « La première chose qui frappe avec cette classe d’âge, c’est le contrôle et la surveillance qu’ils exercent entre eux, au sein du collège indique-t-elle. Ils sont toujours en train de se juger et ils ont donc du mal à se rapprocher les uns des autres pour forger des relations amicales ou amoureuses. Du coup, les réseaux permettent d'être discret et de forger de nouvelles formes de relations tout en échappant à la pression du groupe. Les ados y trouvent une liberté d'expression augmentée pour le meilleur et pour le pire. »  

Si ces échanges pouvaient être relativement platoniques avant 2020, ils sont devenus beaucoup plus « épicés » ces dernières années. Jugé marginal en 2015, l'envoi de nudes est à présent totalement banalisé chez les collégiens d'après Nora Fraisse, fondatrice de l'association Marion la main tendue qui lutte contre le cyberharcèlement. « C'est un peu comme le joint qu'il fallait fumer au lycée pour être cool, raconte-t-elle. Le nude est devenu une sorte de passage obligatoire pour montrer qu'on est dans le coup. On le fait en grande partie parce qu'il y a une pression du groupe et qu'on ne veut pas paraître coincé. » D'après une étude de la firme Thorn spécialisée dans la protection des enfants sur Internet, le pourcentage d'enfants âgé de 9 à 13 ans considérant que le partage de nudes entre pairs est normal est passé de 13 % à 21 % en l'espace de 2 ans. Le chiffre monte à 26 % quand il s'agit de garçons. La même étude indique que 26 % des enfants de 12 à 17 ans ont déjà reçu au moins une fois des nudes tandis que 15 % indiquent en avoir envoyé. Ces chiffres sont considérés comme étant sous-estimés. 

Il faut « nuder » pour être cool

Comment expliquer une telle banalisation ? Beaucoup d'associations pointent du doigt un accès à la pornographie en ligne rendu plus facile de par l'individualisation des écrans, mais aussi une sexualisation toujours plus importante au sein des représentations médiatiques, notamment sur les comptes des influenceuses issus de la téléréalité. « On est dans un monde qui glorifie des personnages d'escort girl comme Zahia tandis que le travail du sexe sur les plateformes comme OnlyFans est devenu banal, indique Nora Fraise. S'ajoute à cela le visionnage d'images pornographiques qui arrive de plus en plus tôt, vers l'âge de 10 ans. Toutes ces petites choses cumulées peuvent expliquer cette tendance. » Pour Victor, écoutant au 3018, c'est surtout le laisser faire des parents qui sont responsables. « Au cours de mes conversations, je me suis rendu compte à quel point les enfants sont laissés à eux-mêmes, explique-t-il. J'ai discuté avec une enfant de 12 ans qui m'a raconté qu'une personne l'avait contactée par hasard et lui avait demandé de lui envoyer des nudes et elle lui a envoyé. Il y a une forme de simplicité d'accès au corps des enfants via les écrans parce qu'ils imitent beaucoup le monde de l'influence qui a un rapport au corps très démonstratif. Les enfants qui voient ça veulent jouer aux grands et sont alors dans l'imitation. » Ce phénomène de changement de comportement est d'ailleurs bien connu dans le marketing du jouet sous le terme de « KGOY » pour l'expression « kids getting older younger » (les enfants grandissent de plus en plus vite). Théorisé dans les années 90, ce concept indiquait que les enfants s'intéressaient plus tôt aux loisirs qui intéressaient auparavant les générations précédentes à un âge plus avancé. La même chose peut s'appliquer à l'explosion médiatique qui passe par les plateformes vidéo.

Si l'envoi de nudes entre adolescents consentants n’est pas un problème en soi, ce sont bien évidemment les dérives de ces pratiques et leur aspect presque systématique qui inquiète. La première conséquence directe est celle du repartage de photos auprès de ses amis et que l'on appelle abusivement du revenge porn. Statistiquement, ce repartage se fait plus dans l'idée d'impressionner les copains ou de les faire rire plutôt que de se venger. Elle occasionne toutefois des cas harcèlement scolaire et de « slut shaming » qui touchent principalement les filles qui sont accusées d'avoir eu des comportements trop sexuels. 

Quand les prédateurs en profitent

Cette normalisation des nudes augmente aussi les cas de grooming en ligne, une méthode de prédation sexuelle qui consiste à manipuler sa victime en se faisant  passer pour ami, un protecteur ou une relation amoureuse dans le but d'obtenir des images ou des vidéos à caractère sexuel. C'est ce qui est notamment arrivé à Camille, une jeune étudiante en droit qui avait 15 ans au moment des faits. Après avoir noué une relation avec un correspondant anglais de 17 ans, ce dernier lui a envoyé une photo de son sexe et lui a demandé en retour un nude. À force d'insister, et pour ne pas briser ce début de relation, Camille a accepté, sans montrer son visage. Son copain a alors utilisé cette dernière comme moyen de pression pour lui demander de plus en plus de photos ainsi que des vidéos en live qu'il visionnait avec ses copains. « Ça a duré un peu plus de 6 mois avec une fréquence quotidienne, explique-t-elle. Il fallait que je sois à sa disposition, à la minute, peu importe où j'étais. Il est devenu comme une sorte de marionnettiste. Il ne m'a jamais demandé de l'argent, mais il voulait que je lui obéisse. » Là encore, la sensation de honte prévaut largement par rapport à la victimisation. « J'ai eu une vraie dissociation entre ce qui se passait à l'époque pendant que j'étais sous son emprise et ce qui se passait en réalité. J'ai longtemps considéré que ce qu'il me faisait n'était pas grave, car je considérais que c'était ma faute. Je me sentais à la fois coupable et complice ».

Cette méthode qui est à la fois utilisée par des mineurs ou des adultes débouche par la mise en place d'une véritable exploitation d'images à caractère sexuel produite par les plus jeunes. Cette exploitation se fait par l'intermédiaire de ce qu'on appelle les comptes fisha, mis en place sur Snapchat ou Telegram. Souvent privés et accessibles par invitation, ces fils de discussion permettent à un ou plusieurs individus de partager des images qu'ils ont collectées eux-mêmes ou que des followers leur envoient. C'est la même logique que l'on retrouve aussi sur les forums de contenu pédophile présent sur le darkweb, d'après le journaliste norvégien Håkon F. Høydal, qui a signé plusieurs enquêtes sur ce milieu. « La plupart des gens qui pratiquent ce type de partage d'images ou de vidéos le font comme s'ils échangeaient des cartes Pokemon, explique-t-il. Les contenus sont à la fois le produit et la monnaie. Ils ne gagnent pas d'argent, mais une forme de crédibilité et de statut social au sein de ces groupes. » Ce dernier remarque par ailleurs le partage de plus en plus fréquent de vidéos tournées par les enfants eux-mêmes par l'intermédiaire d'une webcam. « Les prédateurs ont compris qu'avec la technologie, les jeunes ont trouvé de nouvelles méthodes pour explorer leur sexualité, indique-t-il. Ils vont s'accrocher à cette curiosité et emmener les enfants dans le monde sexuel des adultes en les approchant par snapchat, ou sur des plateformes de jeux vidéo puis les inciter à se masturber en donnant des instructions. C'est une pratique qui peut apporter beaucoup de mal physique, mais aussi mental aux victimes. »

Au vu de ce tour d’horizon, les mesures annoncées pour limiter l’accès des mineurs aux sites pornographiques font l’effet d’une goutte d’eau dans l’océan. À présent que les jeunes ados démarrent leur vie sexuelle de manière virtuelle, il est peut-être temps pour les adultes de se mettre à jour et d’amorcer un vrai dialogue.

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June 21, 2023 at 9:00:29 PM GMT+2

"Grosse salope, t’es morte" : infiltration dans la discussion Snapchat d'une classe de CM2https://www.marianne.net/societe/education/grosse-salope-tes-morte-infiltration-dans-la-discussion-snapchat-dune-classe-de-cm2

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"Grosse salope, t’es morte" : infiltration dans la discussion Snapchat d'une classe de CM2

Paru sur Marianne

Après le suicide, le 12 mai dernier, de Lindsay, 13 ans, élève dans un collège du Pas-de-Calais, le harcèlement scolaire se retrouve au cœur des débats. Mais ce phénomène de meute démarre souvent dès l’école primaire. Exemple avec le groupe de discussion d’une classe de CM2 sur le réseau social Snapchat. Les filles y sont traitées de « putes » les garçons de « gros cons ». Un enfant menace un autre d’aller lui « casser les dents à la récré » : « Et j’rigole pas. Et tu saignes, j’men fous. D’toute façon personne t’aime. Crève. » Le même entend « démonter la gueule » à une autre parce qu’elle a « mal parlé de sa mère » : « Grosse salope, t’es morte, j’encule ta grosse mère aussi. Dans tous les cas, elle est dead. » Entre deux vidéos de mangas ou de foot à la gloire de Mbappé, les élèves s’y invectivent à tout va à coups de « wesh, wesh, wesh » et d’insultes en arabe – même si la majorité d’entre eux n’a aucune origine maghrébine.

Et non, ce ne sont pas des collégiens. Mais l’ordinaire d’un groupe de classe de CM2 sur le réseau social Snapchat que Marianne a pu consulter pendant trois mois, cette année. Cette dizaine d’élèves âgés de 10 à 11 ans est scolarisée dans la même classe d’une école publique du centre de Lyon un peu plus favorisée que la moyenne. Les familles de cadres et de professions libérales y côtoient celles de classe moyenne et de milieu plus populaire des HLM environnants. Une école mixte socialement plutôt « réputée » pour son niveau scolaire, racontent les parents.

SEXUALITÉ ET VIOLENCE

Lorsque les enfants ont créé ce groupe restreint cet hiver, il s’agissait pour eux d’échanger des photos de devoirs oubliés, agrémentées de blagues. Depuis le confinement du printemps 2020, les élèves de primaire, encouragés à communiquer entre eux et avec leurs enseignants par des moyens numériques, ont pris l’habitude de s’inscrire sur des groupes virtuels – surtout WhatsApp ou Snapchat. D’autant qu’ils sont toujours plus nombreux à posséder un téléphone dès la classe de CM1, voire de CE2. Un but semi-utilitaire a priori, rassurant pour leurs parents. Las, à lire les messages avec attention, on perçoit, jour après jour, que les échanges s’éloignent vite de l’objet initial. Au milieu des blagues classiques du type « la tête à Toto » les vidéos échangées, trouvées sur Internet par les enfants, flirtent très vite avec la sexualité et la violence. Des chats torturés ou frappés, des fesses et des seins de femmes filmés en gros plan avec des commentaires peu ragoûtants. On y parle des « darons » (les parents) auxquels il faut cacher les messages « sinon on va se faire couper le Wifi ».

Chaque enfant ou presque se voit affubler d’un surnom. Les premières de la classe y sont moquées : « Google Chrome » et « Wikipédia ». Le reste du groupe leur tombe dessus parce qu’elles écrivent leurs messages « sans fautes et avec des virgules », ce qui n’est pas admissible selon les codes auto-institués du groupe. Deux élèves d’origine africaine sont moqués, de façon répétée, en raison de leur couleur de peau et de leurs cheveux crépus sans que quiconque ou presque s’en émeuve. Les filles rondouillardes sont des « grosses » et les grandes de « sales girafes ». Simple plaisanterie puérile ? Peut-être mais qui peut vite dégénérer en harcèlement de groupe, d’autant que ces enfants, encore très jeunes, n’ont aucun filtre et racontent tout ce qui leur passe par la tête.

EFFET DE GROUPE ET CURÉE

La petite Stefania explique publiquement dans un « vocal » (un message audio), par exemple, pourquoi Arno ne peut plus être son petit ami – ce qui consiste concrètement à se tenir de temps en temps la main et se voir à la récré – et le lui annonce sur le groupe : « J’taime plus, c’est tout. Fous moi la paix. Tu m’as bien quitté la semaine dernière. C’est mon tour. » Humiliation du rejeté qui l’injurie avec sa petite voix suraiguë. Les filles prennent parti pour leur amie. Les garçons pour leur « reuf » (frère, en verlan). Tous promettent de régler ce différend dans les toilettes de l’école le lendemain.

Un autre jour, une enfant se fait railler parce que les autres soupçonnent ses parents d’être homosexuels. « On va t’appeler quatre boulettes puisque pour te fabriquer il a fallu quatre couilles et deux quéquettes. Comme t’as deux pères, tu dois être un garçon en vrai. » La rumeur enfle : « Rose, t’es un garçon, t’es un garçon… » Les moqueries se cumulent : « Tes lunettes, on dirait un pare-brise, répond nous, salope. Ton front est trop grand, on dirait celui de T’choupi [un personnage de dessin animé]. » Effet de groupe aidant, tout le monde s’y met, même les « meilleures amies » pour la moquer. Des montages de photos obscènes sont réalisés avec le visage de la victime et postés sur le groupe. C’est la curée. Consigne est donnée de ne plus lui adresser la parole « jusqu’à la fin de l’année ». Un signalement effectué par un parent auprès de l’école mettra fin à cette situation aux allures de harcèlement.

TABASSAGE, INSULTES ET SNAPCHAT

Mais parfois, cela va bien plus loin, comme Nadia a pu le constater, le mois dernier, dans son école primaire, dans l’Essonne. Cette directrice expérimentée a appris, grâce à un élève de CM2 « qui n’en dormait plus la nuit » qu’un groupe Snapchat avait été créé spécialement par sa classe pour harceler un jeune garçon. Un « très bon élève, en situation de fragilité car ses parents étaient en train de divorcer de façon houleuse. Il avait aussi des difficultés relationnelles » raconte-t-elle. Les enfants organisaient des opérations tabassage dans la cour de récréation, l’insultaient, le menaçaient dans les toilettes à l’abri du regard des adultes…

Lui-même était paradoxalement dans le groupe, mais n’osait en sortir « par peur d’être encore plus exclu » a-t-il expliqué à cette directrice, par ailleurs choquée par les vidéos porno, de suicides et de violences sur animaux qu’elle a pu visionner sur ce groupe Snapchat. Les 27 familles convoquées sont « toutes tombées de l’armoire » les enfants ont été sermonnés. Celui qui a osé dénoncer « a été félicité et montré en exemple ». « Depuis, tout est rentré dans l’ordre raconte la directrice, mais j’ai été étonnée : les parents n’étaient pour la plupart pas du tout au courant de ce que fabriquaient leurs enfants sur leurs téléphones. Leur réaction ? On va limiter le Wifi ! Or il faut avant tout parler avec les enfants pour déminer insiste-t-elle. J’y ai passé beaucoup de temps. Et c’est bien le problème. Nous pourrions passer nos journées à démêler ce qui relève de la simple querelle du véritable harcèlement. »

« ÇA COMMENCE DÈS LE PRIMAIRE »

Pour Murielle Cortot Magal, qui dirige le service du numéro vert anti-harcèlement mis en place par le gouvernement en 2011, « on repère le harcèlement majoritairement en CM1, CM2, sixième et cinquième. Il s’agit d’abord de bousculades volontaires et croche-pieds sur un enfant, de plaisanteries dégradantes sur le physique. Toute différence – handicap, couleur de peau, orientation sexuelle – est brocardée. Et plus ils grandissent, plus ça se passe sur les réseaux sociaux. On parle beaucoup des collèges car ils concentrent le plus de faits, mais ça commence dès l’école primaire. Avec une problématique particulière : le manque de moyens pour y faire face » explique-t-elle. Avec une difficulté supplémentaire : en primaire, on ne peut pas exclure, même momentanément, un élève agresseur, contrairement au collège. Pour cause : les conseils de discipline n’existent pas.

Directeur d’école à Nice depuis 1996, Thierry Pageot a toujours vu du harcèlement en primaire, même si le phénomène a pris de l’ampleur avec l’avènement du téléphone portable à l’école, souvent dès l’âge de 8 ou 9 ans. « C’est un sujet très compliqué à gérer, raconte ce secrétaire général du syndicat des directeurs d’école, d’autant que nous avons moins de personnel que dans le secondaire. » Contrairement aux collèges, les écoles primaires ne bénéficient pas de personnel de vie scolaire, ni d’assistants d’éducation. Très souvent, lorsque l’école est petite, le directeur enseigne aussi à mi-temps.

Les élèves ont donc moins d’adultes à qui parler. « La cour de récréation n’est pas toujours très surveillée. Et il arrive aussi que le scolaire et le périscolaire se renvoient la balle » confirme Maître Valérie Piau, avocate parisienne spécialisée en droit de l’éducation. « Il me semble aussi que les adultes prennent moins au sérieux la parole des écoliers que celle des collégiens parce qu’ils sont plus jeunes. Les enseignants minimisent parfois les alertes des enfants, évoquent de simples chamailleries. À leur décharge, les parents font aussi parfois remonter des faits qui n’ont rien à voir avec du harcèlement. »

4 JOURS DE FORMATION

Selon Marie Quartier, chargée de cours à l’université Lyon-II, licenciée en psychologie et auteure d’un ouvrage sur le sujet, « il ne faut pas minimiser les chamailleries et ne pas laisser faire ce que l’on ne tolérerait pas chez l’adulte, comme l’emploi d’un surnom ou le fait de bousculer. Il faut éviter que s’installe tout climat de rumeur, de moquerie. Les signaux faibles de souffrance, comme la chute des notes, le désintérêt pour la classe, les absences répétées sont également à prendre au sérieux. Tout cela peut intervenir dès la maternelle car le phénomène de groupe est présent dès le plus jeune âge ».

Certes, depuis les années 2010, des mesures sont mises en place pour que les choses bougent. Le dispositif pHARe, lancé en 2019 à titre expérimental et qui se déploie dans tous les établissements, porte ses fruits. Il prévoit la formation d’une équipe de référence d’au moins cinq personnes par collège et par circonscription du premier degré, la nomination et la formation de dix élèves ambassadeurs au moins par collège.

Certains critiquent l’aspect trop théorique des quatre journées de formation. Mais selon le ministère, le taux de résolution des situations de harcèlement est supérieur à 80 % grâce à cette méthode. On revient de loin et on a du retard, comme le souligne Marie Quartier : « Des personnes au sein de certains établissements sont dans le déni. S’ajoute à cela la difficulté du métier : de nombreux enseignants sont eux-mêmes fragilisés, fatigués, et donc pas en état de repérer les signes de souffrance des élèves. »

UN DÉLIT QUI POSE UN INTERDIT

Après le suicide d’une collégienne, Lindsay, 13 ans, dans le Pas-de-Calais, le ministre de l’Éducation nationale, Pap Ndiaye, a promis « des moyens supplémentaires ». Un responsable du suivi des situations et de la coordination de la lutte contre le harcèlement sera nommé dans chaque collège à partir de la rentrée 2023, avec une rémunération supplémentaire pour cette mission. Le ministre a aussi « enjoint aux chefs d’établissement de prendre contact systématiquement, en cas de harcèlement avéré, avec le procureur de la République, avec les autorités judiciaires ». Illusoire, comme le dénoncent des chefs d’établissement ?

Tout ne peut pas se régler sur un plan judiciaire, d’autant que le temps de la police et de la justice est souvent plus lent que celui de l’Éducation nationale. Certes, depuis la loi du 2 mars 2022, un délit de harcèlement scolaire a été créé. Il « n’aboutit pas systématiquement à une réponse judiciaire car la plupart des harceleurs sont très jeunes soulève Maître Piau, mais il pose un interdit bienvenu. Il permet de faire de la pédagogie auprès des familles ». En revanche, le problème des plates-formes numériques, lui, reste entier. Pour le moment, elles ont tendance à se défausser de leurs responsabilités.

Par Marie-Estelle Pech

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June 20, 2023 at 10:50:37 AM GMT+2
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