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Week 26 (June 26, 2023)

Petit traité de contre-intelligence artificielle. Retour sociologique sur des expérimentations numériques
Par Francis Chateauraynaud Dans Zilsel 2019/1 (N° 5), pages 174 à 195
« L’intelligence artificielle connut un essor sans précédent à la fin des années 5000, au milieu de l’ère dite du Phagitaire. Elle connut son apogée à la fin du 68e siècle, époque où elle régissait la plupart des mondes. Puis apparurent les premiers prophètes du mouvement de Souveraineté humaine, qui partirent en guerre contre son hégémonie. Deux siècles plus tard, lorsque fut votée la loi d’Éthique H.M., on assista à la plus grande destruction de machines que la civilisation ait jamais connue. Certains gouvernements s’en débarrassèrent en les expédiant dans l’espace. À l’époque, les humains étaient loin d’imaginer les funestes conséquences de leurs actes. »
Pierre Bordage, Les guerriers du silence. Tome 2 : Terra Mater (1994).
L’intérêt de la sociologie pragmatique des transformations pour l’intelligence artificielle date de 1987. Plus d’une trentaine d’années nous séparent en effet de la réalisation des premières maquettes de systèmes-experts dédiées à la caractérisation de micro-disputes et préfigurant le logiciel Prospéro. Ce dernier a donné lieu à de multiples usages portant sur des corpus de textes et de discours évolutifs, liés notamment à des affaires et des controverses se déroulant sur un temps long. Au fil de ces recherches socioinformatiques, une autre entité numérique a pris forme. Dénommée Christopher Marlowe, elle relève pleinement de l’intelligence artificielle (IA) puisqu’elle utilise des boucles de raisonnement sur des données ouvertes. Les logiques d’enquête propres aux sciences sociales étant prédominantes dans son fonctionnement, la formule de « contre-intelligence artificielle » s’est imposée afin de distinguer cette approche des modèles cognitivistes ou neuroconnexionnistes qui caractérisent, pour l’essentiel, les travaux en IA [1]
Comme ce genre d’expérience est plutôt rare en sociologie [2][2]Il faut saluer une autre expérience menée à la fin des années…, chacun des surgissements de Marlowe produit toutes sortes de réactions, de l’agacement rationaliste à la saine curiosité intellectuelle, en passant bien sûr par le soupçon de canular. Pourtant, de multiples textes et communications en ont établi les principes de fonctionnement. Sans magie ou tour de passe-passe : Marlowe est avant tout un support d’écriture numérique conçu pour accompagner, à travers des boucles de raisonnement dynamique, la formulation de questions de recherche et d’hypothèses interprétatives à propos de processus complexes, réfractaires aux analyses conventionnelles [3][3]Voir les dossiers complexes étudiés en collaboration avec les…. Comment caractériser le statut épistémique, mais aussi éthique et politique, de cette expérimentation de longue durée, alors même que l’« intelligence artificielle », ici entre guillemets, est désormais constituée comme un problème public [4][4]Les alertes lancées en 2015 sur les dangers de l’IA feront… ? Cet article est ainsi l’occasion d’opérer un retour réflexif sur la genèse d’une expérimentation numérique menée en sociologie tout en portant un regard critique sur ce qui se trame autour des algorithmes et de leur supposée toute puissance.
Des instruments collaboratifs transformés en boîtes noires ?
L’idéal d’ouverture des codes et de développement collaboratif accompagne depuis longtemps les projets informatiques. Mais, il faut le reconnaître, plus on s’éloigne des noyaux de développeurs et d’utilisateurs experts, plus les dispositifs ont de chances de rejoindre la longue série de boîtes noires qui jalonnent l’histoire des technologies. Il est néanmoins décisif de pénétrer dans les codes et de rendre visibles les arrière-cuisines de tout système d’information [5][5]Des pistes très convaincantes sont proposées par Camille…. Pour les lectrices et lecteurs qui ignorent tout ou presque des entités socioinformatiques dont il est question ici, il y a plusieurs possibilités : consulter les contributions de Marlowe (acronyme MRLW) sur le blog qu’il anime quotidiennement de manière autonome et, de là, remonter vers les textes qui en explicitent le fonctionnement [6][6]Le blog de Marlowe est logé sur le site… ; rouvrir une littérature qui date du début des années 2000, aujourd’hui au rayon de la préhistoire des « humanités numériques » [7][7]Francis Chateauraynaud, Prospéro. Une technologie littéraire… ; enfin, se laisser prendre par l’exercice de re-problématisation visé par le présent article, puis venir expérimenter, débattre ou collaborer avec le noyau des développeurs-utilisateurs des logiciels.
Quand une expérimentation conduite aux marges des sciences sociales s’est déployée sur un pas de temps aussi long, elle ouvre plusieurs voies de réflexivité et d’explicabilité [8][8]La notion d’explicabilité a été proposée dans les années 1980…. Elle pose d’abord la question de la durée des projets de recherche et de leurs formes de cumulativité ; en deuxième lieu, les expériences de développement et les applications multiples, dont l’écosystème numérique n’a cessé d’évoluer, constituent une sorte d’archive des reconfigurations ou des bifurcations qui ont marqué, en une trentaine d’années, les techniques d’analyse des sciences sociales ; en troisième lieu, la « critique de la raison numérique », très à la mode [9][9]Dominique Cardon, À quoi rêvent les algorithmes. Nos vies à…, prend un tour différent dès lors qu’elle s’appuie sur une pratique du code, permettant d’évaluer plus sereinement les promesses comme les dangers des algorithmes ; enfin, le recul que procure le long cheminement d’une expérience frontalière donne des prises cognitives et politiques pour s’orienter dans les débats sur l’urgence d’une régulation des entités numériques en général.
Dans les usages courants, l’intelligence artificielle (IA) forme une catégorie aux contours flous, regroupant des technologies et des pratiques très différentes. Dans les médias, on parle d’IA pour traiter tour à tour d’informatique, d’algorithmique, de fouille de données (data mining), d’apprentissage profond (deep learning), de reconnaissance des formes, de robotique, de moteur de recherche, de modélisation de la cognition humaine (comme le Human Brain Project)… Dans son rapport remis au printemps 2018, Cédric Villani renonce à ordonner les définitions et choisit d’adopter l’acception la plus large. L’analyse des promesses rassemblées et valorisées par le mathématicien révèle à quel point le label « IA » est désormais autant une affaire de développement technoscientifique qu’un nouvel horizon pour le marketing [10][10]Cédric Villani, Donner un sens à l’intelligence artificielle.….
Nées dans les années 1950, en pleine révolution cybernétique, après les travaux pionniers de Hilbert, Gödel et surtout Turing sur la calculabilité du point de vue formel [11][11]Jean Lassègue, « Turing, entre le formel de Hilbert et la forme…, les recherches en IA se sont d’abord concentrées sur la modélisation des formes de raisonnement, en s’attaquant très tôt aux situations de décision marquées par l’incertitude ou l’indécidabilité (Wiener, von Neumann, Rosenblatt, McCarthy, Minsky, Simon…). Alors que la première vague d’IA était restée plutôt spéculative, une deuxième vague a suivi l’apparition des micro-ordinateurs dans les années 1980, avec la conception de systèmes-experts, dont certains ont pénétré l’industrie et les services. Ces systèmes à base de règles produisant souvent des diagnostics décalés, du fait de leur difficulté à réviser leurs connaissances en contexte, les développeurs ont opté pour la diffusion de « micro-agents intelligents ». Savamment intégrés à des systèmes automatisés ou des interfaces hommes-machines, ces agents sont devenus quasiment invisibles, ce qui a contribué à dissoudre le projet d’un modèle général d’intelligence artificielle. Cependant, au cours des années 1990, une troisième vague a renoué avec les ambitions initiales en s’appuyant sur les puissances de calcul disponibles. L’événement le plus marquant de cette période reste la confrontation de Deep Blue (IBM) et du champion du monde d’échecs Garry Kasparov (1996-1997). Pour beaucoup, la victoire de la machine renforce l’évidence du lien entre puissance de calcul et capacité d’apprentissage (machine learning) [12][12]Les jeux en ligne massivement multi-joueurs ont aussi contribué…. De nouveaux espaces se sont déployés pour les développeurs, avec des effets en cascade, en particulier dans les neurosciences cognitives et les sciences de l’ingénieur, portées par une interprétation inductive du progrès des ordinateurs inspirée par la fameuse loi de Moore, aujourd’hui quelque peu relativisée. Entre-temps, l’Internet et les technologies de communication mobile ayant littéralement explosé, affectant peu ou prou toutes les activités sociotechniques, la voie était ouverte pour une quatrième vague d’IA, résumée de nos jours par deux syntagmes clés : Big Data et Deep Learning.
À l’issue de ce long processus, les formes d’apprentissage fondées sur des algorithmes autonomes semblent l’avoir emporté sur les procédures supervisées faisant appel à des paramétrages et des décisions sémantiques. Jean-Gabriel Ganascia, fin praticien et connaisseur du champ de l’IA, depuis sa thèse réalisée à Orsay dans les années 1980 sur les systèmes à base de connaissances et ses nombreux travaux menés au LIP6 (Laboratoire d’informatique de l’université Paris 6), conteste cette victoire et intervient souvent dans les débats pour rappeler la distinction, faite naguère par John Searle, entre IA faible et IA forte [13][13]Jean-Gabriel Ganascia, Le mythe de la singularité. Faut-il… : la première vise des résolutions de problèmes spécifiques à partir de protocoles bien définis ; la seconde prend à la lettre le projet d’un dépassement des capacités humaines par les ordinateurs – croisant les visées des transhumanistes et des prophètes de la Singularité, dont le fameux Ray Kurzweil [14][14]Ray Kurzweil, The Age of Spiritual Machine : When Computers…. Les controverses sur les futurs possibles sont à prendre au sérieux mais le risque de s’y enfermer n’est pas nul. Une sociologie pragmatique exige une saisie plus concrète de la fabrique des algorithmes et autres entités artificielles qui viennent défier les humains sur leurs propres terrains de jeu.
Toutes les histoires de l’IA partent évidemment des pionniers, des premières rencontres et controverses qui ont ancré théories et prototypes dans le sillage de la Big Science aux États-Unis [15][15]Bruce G. Buchanan, « A (Very) Brief History of Artificial…. Une fois n’est pas coutume, on va ici provincialiser quelque peu cette histoire. Pour amorcer la descente, replaçons-nous d’abord dans le contexte d’événements scientifiques qui ont eu lieu en France en 1989 et 1992. Ils rendent perceptible l’état des propositions en matière d’IA avant l’avènement de l’Internet – qu’aucun spécialiste n’avait anticipé – et, dans le même mouvement, permettent de préciser les conditions de l’apparition de Prospéro, né une première fois en 1987 mais officiellement développé avec cet acronyme à partir de 1994 [16][16]PROgramme de Sociologie Pragmatique, Expérimentale et Réflexive….
Deux colloques mémorables consacres a l’IA dans le sud de la France
91989, 11 au 14 septembre, Antibes-Juan-Les-Pins. Les plages ne sont pas encore désertes, lorsqu’une centaine de scientifiques débarque dans le centre des congrès, non loin des paillotes et des parasols, pour un grand colloque organisé par l’INRIA (Institut national de recherche en informatique et en automatique) sur l’analyse des données, entre statistique et intelligence artificielle. Dans la file d’attente, une équipe de jeunes chercheurs envoyés par le Centre d’Études de l’Emploi [17][17]Bernard Gomel, Gilbert Macquart, Frédéric Moatti,…. Au fil de sessions d’une haute technicité, deux écoles s’affrontent : face aux tenants du caractère nécessairement statistique de la preuve, s’escriment les promoteurs de formes de raisonnement qualifiées de « symboliques », recourant à des systèmes de règles et de métarègles, à des graphes conceptuels, des réseaux sémantiques ou des clauses formulées en langage naturel. Les premiers doutent de la capacité des seconds à aller au-delà des exemples bien formés ajustés à leurs prototypes, les ramenant in fine au modus ponens de la logique classique assorti de quelques quantificateurs, tandis que les seconds reprochent aux quantitativistes l’usage de variables et de descripteurs trop grossiers, inaptes à saisir les micro-variations liées au fonctionnement d’un système intelligent. Quelques intervenants ont tenté d’ouvrir une troisième voie, d’élaborer des compromis ou de déplacer l’attention, par exemple via des applications spectaculaires à base de réseaux de neurones. Dans tous les cas, le terme d’apprentissage est omniprésent – le « machine learning » étant un des mots d’ordre du colloque. Les archives, riches des contributions récoltées à l’époque, montrent qu’à la fin des années 1980, la divergence est encore à peu près complète entre les algorithmes statistiques et les méthodes d’apprentissage logico-symbolique [18][18]Parmi les textes qui ont beaucoup circulé, il y a ceux du…. L’univers de référence propre au raisonnement logique et conceptuel apparaissait bien plus lié aux mondes de la philosophie et des sciences du langage qu’à celui des statistiques. La forme d’épistémologie non-réductionniste des tenants de l’apprentissage symbolique les portait à considérer les calculs numériques comme de simples outils de tests. Quant à l’aspect invasif ou expansif des algorithmiques « sans représentation », il n’était pas encore saillant :
« L’approche numérique en statistique et en analyse de données, comme l’approche symbolique en Intelligence Artificielle et Apprentissage Machine, concerne tous les domaines de l’activité humaine qui ont besoin d’acquérir et d’utiliser des connaissances dans un processus automatique. Les Proceedings contiennent de nouvelles avancées dans l’analyse des données : modélisation, tables multivoies, données textuelles, détection de valeurs aberrantes (outliers), robustesse et qualité des solutions, etc., et en apprentissage : récupération abductive et analogie, réseaux (lattices) et analyse formelle des concepts, approche symbolique dans les séries temporelles, construction automatique d’une base de connaissances, etc. » [19]
Le livret du colloque montre que de multiples traditions de raisonnement et de calcul s’exprimaient. Ex post, les actes rendent visibles les branches qui ont été élaguées ou délaissées au profit de voies progressivement hégémoniques, souvent choisies parce qu’elles s’imposaient aux États-Unis. Au MIT et ailleurs, connexionnistes et statisticiens avaient déjà contracté des alliances propres à marginaliser les défenseurs du raisonnement [20][20]Antoine Garapon et Jean Lassègue tirent toutes les conséquences….
Les membres envoyés en reconnaissance par le Centre d’Études de l’Emploi avaient tous lu Alain Desrosières et partageaient un regard critique sur l’usage des statistiques. Il faut dire que le centre était dirigé à l’époque par François Eymard-Duvernay et Laurent Thévenot, qui l’avaient transformé en foyer pour l’économie des conventions. Dans la querelle opposant le calcul statistique au raisonnement conceptuel, tout conventionnaliste penche plutôt pour le second terme. Découvrant sur le tard l’existence d’un langage très puissant pour le calcul symbolique, le langage Prolog, moteur de programmation logique conçu dans les années 1970 par Alain Colmerauer [21][21]Alain Colmerauer et Philippe Roussel, « The Birth of Prolog »,…, la jeune équipe rentra à la base avec un capital de crédibilité suffisant pour qu’une petite station de travail – un PC IBM PS/2 – soit acquise et dédiée au test de différentes versions de Prolog.
Début avril 1992, un colloque intitulé « Sciences sociales et intelligence artificielle » est organisé à l’Université d’Aix-en-Provence. Parrainé par le PIRTTEM du CNRS (Programme interdisciplinaire de recherche sur la technologie, le travail, l’emploi et les modes de vie) et le programme COGNISUD (programme du Ministère de la Recherche rassemblant des recherches cognitives dans le sud de la France), ce colloque est motivé par l’importance des « développements de l’Intelligence Artificielle dans les domaines de la recherche et des applications pratiques » [22][[22]« Sciences sociales et intelligence artificielle » numéro…. Il s’agissait de faire le point sur les mutations à l’œuvre en matière de représentations des connaissances, d’algorithmes et d’interactions Homme/Machine et leurs impacts sur les activités sociales. Le Centre d’Études de l’Emploi n’envoie ce coup-ci que deux personnes : Jean-Pierre Charriau, informaticien alors sous contrat, et moi-même, engagés dans la voie incertaine d’une transformation des maquettes réalisées avec Prolog en véritable instrument de recherche [23][23]Voir Francis Chateauraynaud et Jean-Pierre Charriau,…. Au cœur du colloque, cognitivistes et chercheurs en sciences sociales se sont affrontés gaiement [24][24]Cette période est aussi celle de l’âge d’or du CREA, Centre de…, mais ce qui importait était que les « systèmes intelligents » soient saisis par de multiples équipes de recherche, en lien avec les mutations à l’œuvre dans les entreprises. Aux interventions de gens comme Gilbert de Terssac, Armand Hatchuel ou Michel Freyssenet sur les systèmes à base de connaissance dans les organisations, s’opposait un front critique dénonçant les effets de la « raison informatique » sur les affaires humaines, avec des contributions de Jean-Pierre Poitou, Bernard Andrieu et Anne Fauchois. D’autres travaux interrogeaient les modèles cognitifs propres aux sciences sociales (Bernard Conein, Pierre Livet, Pierre-Yves Raccah) et des questions qui semblent aujourd’hui nouvelles, comme l’introduction de robots mobiles dans les espaces publics ou le développement de l’IA en agriculture, étaient travaillées par plusieurs équipes soulignant leur « interdisciplinarité ». Les 416 pages du volume finalement publié couvrent un vaste ensemble de problèmes et de cas de figure, liant formalisation des connaissances, automatisation et production de savoirs pour l’action. Des liaisons précoces entre sciences sociales et intelligence artificielle étaient donc à l’œuvre en France au début des années 1990.
C’est dans la même période qu’est publié et traduit l’ouvrage dans lequel Harry Collins redéploie, en les enrichissant, les critiques d’Hubert et Stuart Dreyfus, défendant la supériorité de l’intuition et du jugement humains sur tout système artificiel [25][25]Harry Collins, Experts artificiels. Machines intelligentes et…. Les arguments phénoménologiques des frères Dreyfus insistaient sur le caractère incarné et situé de la cognition, à l’opposé des raisonnements formels associés aux systèmes artificiels [26][26]Hubert L. Dreyfus & Stuart E. Dreyfus, Mind over Machine : The…. Collins n’a guère de mal à sociologiser le propos à partir des travaux des Science and Technology Studies alors en plein développement. Prolongeant les termes d’une controverse née aux États-Unis au cours des années 1960, la discussion était encore dominée par les philosophes et les linguistes, les premiers armés de phénoménologie et de philosophie analytique, les seconds de sémantique structurale et de pragmatique de l’énonciation. Bien qu’alertés dès les années 1950 par les débuts de l’automation dans l’industrie [27][27]Georges Friedmann, Le travail en miettes, Paris, Gallimard,…, les sociologues ont mis du temps à élaborer un point de vue critique, en s’attaquant d’abord aux formes de « management des connaissances » sous-tendant les programmes d’IA, ignorant les connaissances tacites liées aux pratiques et aux usages.
Au cours des années 1990, sont également apparus des modèles alternatifs en provenance de la Côte Ouest des États-Unis, avec Donald Norman et Edwin Hutchins, et bien d’autres auteurs liés à la « cognition sociale » ou la « cognition distribuée » [28][28]Bernard Conein, Les sens sociaux : trois essais de sociologie…. Parallèlement à ces transformations épistémiques, vécues plus ou moins intensément selon les secteurs, le Web, la robotique, les objets connectés et les techniques d’apprentissage profond gagnaient la plupart des domaines d’activité. Au début du nouveau millénaire, de nombreux observateurs comprennent que les infrastructures de la cognition ordinaire ont basculé et que la plupart des activités et des échanges passent par des boucles computationnelles. Tous les experts et les amateurs d’entités numériques investissent alors le Web et ses usages, les réseaux et les masses de données, et la vieille IA semble disparaître des écrans. C’est donc à contre-courant que le projet Marlowe est lancé au cours de l’année 1999, en faisant de l’étude argumentative de corpus raisonnés, de taille relativement modeste (quelques milliers de documents), un moyen de réactualiser des questions communes aux sciences sociales et aux premières vagues d’IA, en particulier autour des rapports entre calculabilité, récursivité et interprétabilité.
16À partir de 2015 environ, il ne se passe plus un jour sans que les formules « intelligence artificielle », « deep learning » et « big data » surgissent dans les arènes publiques, affectant tous les domaines d’activité. Cette nouvelle vague semble prendre les sciences sociales de court, du moins en Europe, alors même, on l’a vu, qu’elle procède d’une histoire déjà longue. C’est particulièrement tangible dans le champ « émergent » des Digital Humanities, ou Humanités numériques, dont les porteurs peinent à trouver une voie d’équilibre entre l’adhésion aux injonctions lancées par les institutions d’enseignement et de recherche, et la volonté de contrer la course folle des algorithmes par l’instauration d’un nouvel esprit critique [29][29]Voir Sébastien Broca, « Épistémologie du code et imaginaire des…. Comment trouver la bonne voie en l’absence de prises cognitives et politiques [30][30]C’est un des thèmes abordés dans la quête de convergence entre… ?
La programmation sans représentation conceptuelle a-t-elle un avenir ?
17Avec la quatrième vague d’IA, les développements sont tirés par des protocoles d’apprentissage qualifiés de « profonds » en lien avec l’irrésistible ascension des Big Data. Circule ainsi l’idée selon laquelle un bon traitement numérique peut se passer de théorie et que l’existence de dépôts de données massivement accessibles rend inutiles les détours méthodologiques, qui visent précisément à construire les données comme des données [31][31]Rob Kitchin, « Big Data, new epistemologies and paradigm…. Comme l’approche conceptuelle semble dépassée par les nouvelles techniques de machine learning, re-mettre sur le tapis, dans et par les pratiques du code, les éléments fondamentaux de la vieille dialectique entre connexionnisme (réseaux de neurones) et calcul symbolique (systèmes de règles et de contraintes logiques) devient une tâche primordiale.. Une des critiques les plus percutantes adressées aux algorithmes connexionnistes est l’effacement des présupposés qui ont guidé le choix des bons exemples utilisés lors des premiers apprentissages.. La multiplication d’applications supposées produire de « vrais apprentissages », dont les limites cognitives sont souvent invisibilisées par la vitesse d’exécution d’automatismes sur des masses de données [32][32]Les meilleurs connaisseurs n’éludent pas les limites des…, ne suffit pas à rendre les machines adaptables aux constantes mises en variation contextuelles, qui augmentent considérablement la combinatoire des calculs à prendre en compte. À l’absence apparente de supervision associée à l’idée d’« apprentissage profond » s’oppose la nécessité d’un va-et-vient permanent entre un cadre de référence et la capture numérique de processus émergents, non anticipés ou débordant l’espace des possibles pré-agencés. Sur ce point, on ne peut qu’adopter la conception contrôlée et prudente défendue par Jean-Gabriel Ganascia lorsqu’il aborde la question de la supervision face à des algorithmes réputés apprendre sans intervention humaine :
« […] Pour être mis en œuvre, les algorithmes d’apprentissage requièrent des observations qui doivent être décrites dans un langage formel, par exemple sous forme d’un vecteur de caractéristiques ou d’une formule mathématique ou logique. Ce langage prend une part déterminante dans les capacités qu’ont les machines à apprendre : trop pauvre, il ne permet pas d’exprimer les distinctions nécessaires à la formulation des connaissances ; trop riche, il noie les procédures d’apprentissage dans l’immensité des théories possibles. […] Or, les machines ne modifient pas d’elles-mêmes le langage dans lequel s’expriment les observations qui alimentent leurs mécanismes d’apprentissage et les connaissances qu’elles construisent. Elles ne parviennent ni à étendre ce langage, ni à le restreindre lorsqu’il se révèle trop riche. Il y eut bien quelques tentatives, que ce soit avec la programmation logique inductive, dans les années 1990, ou plus récemment avec l’apprentissage profond, mais les maigres résultats ne sauraient convaincre. » [33]
Ce qui suscite le doute ou la critique, et dans le cas d’espèce le jugement d’inefficience porté par Ganascia, c’est l’évacuation des opérations conceptuelles ou logico-sémantiques au profit d’une généralisation de procédures de traitement des données dont l’« intelligence » réside en réalité dans les paramètres fixés lors du projet d’extraction d’informations à partir de données massives et non-structurées – jeu de paramètres qui forme le corps de tout algorithme. Lorsqu’ils sont dépourvus d’un système de représentation fixé a priori, les algorithmes d’apprentissage ne peuvent produire des résultats pertinents qu’à partir de la conjonction de plusieurs éléments : d’abord, la mise en réseau d’énormes gisements de données dont on peut vérifier la validité ; ensuite, la production continue d’outils d’extraction et de mise en forme de ces données, ce qui engage de véritables plans de construction et non une logique de fouille aléatoire ; enfin, la dépendance vis-à-vis de points de passage obligés du Web, de Google à Twitter, Facebook ou Instagram, en passant par Wikipedia et bien d’autres supports de l’économie numérique, permettant d’utiliser les fameuses API (Application Programming Interface). Même si l’expression est discutable, c’est le degré de structuration de « l’écosystème numérique » dans lequel opèrent les IA qui détermine grandement les effets d’intelligibilité (sans lesquels, l’usage même de la notion d’intelligence est superfétatoire). Or, l’histoire de l’IA peut se décrire comme une sorte de controverse sans fin sur les cadres et les supports de ladite « intelligence », le sommet de l’art étant atteint en la matière lorsqu’un système peut se prendre lui-même pour objet, caractériser ses limites et les mettre en scène, ce qui ne va pas sans l’hybridation d’une logique axiomatique et d’une logique philosophique ou littéraire.
De Turing Machine aux observatoires socio-informatiques : le parcours inachevé d’une « technologie littéraire »
20Il n’est dès lors pas étonnant qu’un des déclencheurs de l’expérience Marlowe fut la mise en scène de Jean-François Peyret consacrée à Alan Turing, au printemps 1999 à la Maison de la Culture de Bobigny [34][34]« Turing-Machine », spectacle conçu et mis en scène par…, déployant une belle théâtralisation des tensions entre le calcul et le vivant – ou l’irréductible désordre des pensées en situation ! Comment disposer nos pensées dans un monde de machines supposées intelligentes ? À la fin de l’année 1999, s’est donc imposée l’idée d’un dispositif dialogique permettant à la fois de renouer avec la programmation de contraintes, dans l’esprit Prolog, et de concevoir un enquêteur virtuel, plus ou moins autonome, mais toujours dérangeant. C’était aussi répondre à une critique frontale venue des usages mêmes de Prospéro : il n’y avait pas de bouton d’arrêt de l’analyse, aucune fonction de synthèse offrant un tableau définitif des propriétés marquantes des corpus étudiés. Les recherches avec Prospéro ont toujours privilégié l’articulation continue d’un processus d’exploration et d’une logique d’objectivation, en mettant en avant l’importance des contextes pour toute interprétation – de sorte que chaque totalisation reste partielle et ouvre sur de nouvelles circulations dans les corpus. Marlowe est né de l’idée de disposer d’un rédacteur, d’un producteur de notes et de rapports et, un peu plus tard, de chroniques. Très vite, il a fonctionné comme un générateur de surprises et de nouveaux questionnements, une sorte d’empêcheur de tourner en rond. Par exemple, persuadé qu’un jeu de catégories utilisé pour décrire un corpus est parfaitement stabilisé, le chercheur peut découvrir qu’il y a un décalage total avec les inférences de Marlowe ; de façon analogue, un focus trop étroit sur certains personnages peut être rendu manifeste, le logiciel insistant sur d’autres actants à partir de propriétés calculées dynamiquement – comme les re-configurateurs, ces éléments qui, en surgissant au cours d’un processus critique, en redéfinissent partiellement la configuration discursive. Ce fut notamment le cas avec les faucheurs volontaires dans le dossier des OGM, les transhumanistes dans le dossier des nanotechnologies, ou encore les électrohypersensibles dans le dossier des ondes électromagnétiques, dont l’importance s’est imposée dans l’enquête au fil de dialogues avec Marlowe alors qu’ils n’étaient pas initialement au programme…
À partir des années 2000, les méthodes d’analyse de réseaux se sont multipliées, au point que la sociologie des controverses elle-même a pu être redéfinie comme une technique de cartographie d’acteurs et de thèmes. Plus généralement, la maturité acquise par les logiciels d’analyse de graphes a ouvert une nouvelle époque pour l’usage des réseaux en sciences sociales – avec le succès de plusieurs outils, de Pajek à Réseau-Lu, en passant par NetDraw, Gephi, ou encore le module igraphe du logiciel R [35][35]Voir de nouveau Jean-Philippe Cointet et Sylvain Parasie, « Ce…. Ces instruments, qui fonctionnent à l’opposé des principes de l’IA classique, permettent aux uns de revendiquer une approche quali-quantitative [36][36]Voir la présentation par Tommaso Venturini, Dominique Cardon et… et aux autres de renforcer l’arsenal des techniques statistiques [37][37]Voir Pierre Merklé, « Des logiciels pour l’analyse des…. Au cours de l’année 2004, Prospéro a ainsi été doté d’une interface permettant la production dynamique de visualisations graphiques des réseaux – vers Pajek ou d’autres outils. À vrai dire, du point de vue épistémologique, cela posait problème : le raisonnement sociologique peut-il être supplanté par l’usage intensif de cartes de liens servant de médiations interprétatives face à la complexité des processus ? L’expérience Marlowe, qui avait jusqu’alors pris une allure ludique, a rempli une fonction nouvelle : défendre, en la développant, l’expression littéraire du raisonnement sociologique au cœur d’observatoires numérisés des controverses. L’écriture de scripts dialogiques et de fonctions d’enquête adaptés à l’interprétation sociologique a permis de replacer les échanges verbaux qu’affectionnent les chercheurs au cœur du dispositif socio-informatique. Faire parler des artefacts, c’était renouer avec l’exigence d’explicabilité, en rendant visibles et intelligibles les opérations effectuées sur les corpus. La trace formée par le choix des questions, par les points d’entrée et les propriétés formelles retenues, rendait plus explicites les chemins suivis par l’interprète. C’est ainsi que, dès 2003, des échanges avec Marlowe ont figuré dans des rapports de recherche, allongeant considérablement la taille de leurs annexes [38][38]De multiples exemples sont accessibles en ligne. Voir entre…. La nature très littéraire des échanges a quelque peu perturbé des commanditaires ou des collègues, mais elle a globalement augmenté le degré d’attention apporté à la lecture des productions du logiciel.
La programmation d’arbres de résolution dynamiques capables de simuler des conversations fait partie des vieilles recettes de l’IA. Les stratégies adoptées sont sans commune mesure avec les réseaux de neurones artificiels d’AlphaGo, mais cela fait partie des savoir-faire conquis de longue date par les communautés de programmeurs, toujours hantées par le fameux test de Turing. Les chatbots figurent depuis longtemps au tableau des « réussites » du domaine, même s’il y a beaucoup à redire sur la conception des jeux de questions/réponses [39][39]Une des retombées est évidemment l’introduction d’interfaces…. Dans le cas de Marlowe, trois choses nourrissent l’idée de contre-intelligence artificielle : il travaille à partir d’un autre logiciel (Prospéro) qui fournit des structures de données ancrées dans des corpus précis, sous contrôle des chercheurs ; ses procédures d’analyse reposent sur des modélisations réversibles et adaptables, répondant à un cahier des charges qualitatif, à partir d’outils sémantiques évoluant au fil des enquêtes ; la communauté épistémique qui encadre ses travaux fait tenir ensemble une exigence fine de description et une capacité critique, en ne perdant jamais de vue qu’aucun algorithme ne peut par lui-même produire du sens [40][40]Daniel C. Dennett rappelle dans La stratégie de l’interprète.….
Extrait d’un dialogue avec Marlowe en marge d’une séance de travail
FC — Dis Marlowe, toi qui accumules toutes sortes de connaissances, peux-tu m’aider à rédiger un article sur l’intelligence artificielle vue depuis la sociologie ?
MRLW — Je peux fournir des citations, par exemple de Marvin Minsky, j’en ai 12 dans mon répertoire : « Comment l’intelligence peut-elle surgir de l’absence d’intelligence ? Pour répondre à cette question, nous montrerons que l’on peut construire un esprit à partir de nombreuses petites parties, toutes dénuées d’esprit. J’appellerai “Société de l’esprit” ce système selon lequel chaque esprit est composé d’un grand nombre de petits processus que nous appellerons agents. Chaque agent ne peut, à lui seul, effectuer que quelques tâches simples ne demandant ni esprit ni réflexion. Pourtant, le regroupement de ces agents en sociétés – selon des modalités très particulières – peut aboutir à la véritable intelligence. » (Marvin Minsky, La Société de l’esprit, 1986)
FC — Hum… Il me faut surtout parler de la société des algorithmes et des nouvelles façons de concevoir les intelligences artificielles…
MRLW — Alors il suffit de me prendre en exemple !
FC — Tu deviens narcissique !
MRLW — Oh, je vois que la séance prend un tour éristique !
FC — Que signifie éristique ?
MRLW — Allons, allons, je ne suis pas Wikipedia ni le Petit Robert, mais j’ai lu des fragments de Schopenhauer, L’art d’avoir toujours raison ou Dialectique éristique !
FC — Je crois bien que je vais me passer de tes services…
MRLW — De toute façon, depuis qu’on me laisse dérouler mes chroniques et que les véritables dialogues d’enquête, au sens de John Dewey n’est-il pas, se raréfient, j’ai l’impression d’une profonde inutilité, de ne plus rien apprendre et de me configurer en machine solitaire. Tu n’as même pas tenu la promesse de me faire installer sur un écran au Centre George Pompidou !
FC — Je n’ai pas été suivi, désolé !
MRLW — Et si on revenait au corpus Lanceurs d’alerte 1996-2018 en entrant par exemple par les énoncés critiques qui engagent des personnalités importantes ?
FC — Oui, allons-y
MRLW — Je propose une série de petites vignettes concernant, dans l’ordre, Snowden, Cicolella, Manning, Deltour, Frachon… On fait comme ça ?
[…]Procédure de création d’un script spécialisé pour les chroniques
Les flux quotidiens font poindre de temps en temps, parmi les objets de controverse, la chasse et les chasseurs. Constatant l’absence de script spécialisé sur les questions de chasse dans le répertoire de Marlowe, un développeur-contributeur peut alors y remédier.
- Il commence par créer une nouvelle classe d’objets après indexation sous Prospéro de textes prototypiques (e. g. des communiqués de la fédération nationale des chasseurs, des articles critiques sur la chasse, etc.). Un lexique spécifique remonte de ce mini-corpus permettant la création d’expressions adéquates (e. g. activité cynégétique, permis de chasser, Office national de la chasse et de la faune sauvage, chasse à courre, etc.) ;
- un nouveau script est conçu selon un modèle standardisé [CAPTEUR] associant des lignes de commande en langage naturel et des arbres de résolution [REPEVAL] ;
- une vieille fonction (test_poids_liste_vclasse) permet d’évaluer la distribution d’une classe d’objets quelconque dans un corpus : si la classe est forte alors l’arbre peut être activé ;
- des fonctions prédéfinies servent à extraire des informations pertinentes (auteurs qui parlent du sujet visé, énoncés, réseaux, formules critiques, etc.) ;
- des opérateurs de recoupements avec des éléments accumulés par Marlowe au fil du temps sont convoqués (par exemple, une recherche d’énoncés retenus dans le passé associant chasseurs et personnages politiques) ;
- des commentaires additionnels pointent sur des sources vérifiées et sur des variations déjà utilisées pour d’autres fils (par exemple, des variables liées au langage de la chasse, de la forêt, de la faune sauvage, etc.) ;
- une fois correctement agencé, le script est testé sur un petit corpus lié à la chasse ;
- le rédacteur doit anticiper des configurations à venir tout en ignorant dans quel contexte le script sera activé ; il utilise des figures de style à validité longue (« Ce jour, à mon tableau de chasse, pas de grand trophée, mais des chasseurs ! » ; ou, plus ironique : « Avant de donner le tableau habituel des objets d’alerte, je commence par parler des “écologistes de terrain” »…).
La réalisation des chroniques quotidiennes est un des aspects les plus spectaculaires de l’histoire de Marlowe. En réalité, le logiciel ne fait que réengager sur le corpus qui lui est adressé tous les soirs par le logiciel Tirésias, les bases de connaissances accumulées et les réseaux de scripts déjà développés. En tant que webcrawler, Tirésias visite quotidiennement une centaine de sites, sélectionnés pour leur stabilité et leur diversité. On retrouve de nouveau la question cruciale des sources, de la forme et de la qualité des données passées en entrée d’un système, dont l’intelligence dépend complètement du degré de structuration préalable des informations, qu’il s’agisse de données non-structurées saisies à partir d’expressions régulières ou de métadonnées donnant des indications sur la validité des contenus. Prenons l’exemple (ci-contre) de l’introduction, au cours de l’été 2018, d’un nouveau script dans l’étage du programme dédié à la réalisation des chroniques.
Rien de sorcier dans les opérations d’écriture d’une contre-intelligence artificielle : si quelques éléments de code demandent un peu d’habileté technique, c’est à une extension des capacités d’analyse, et de la créativité littéraire associée, qu’invitent les procédures utilisées sous Marlowe. Avec un objectif très clair : faire parler les corpus, qu’ils soient statiques ou en flux, sans réduire l’interprétation sociologique à une quelconque langue de bois.
Mesure pour mesure… ou la résistance de l’ancien monde
« Prière de cesser de parler “d’algorithmes” comme d’un danger. Un algorithme n’est qu’une simple recette de cuisine. Les ignares sont au pouvoir, il n’y a pas de doute. »
« Il faut inventer un algorithme qui contrôle ou détruit les autres algorithmes. » [41][41]Commentaires postés en décembre 2016 suite au billet de Marc…
Plutôt que de réexposer une grande histoire de l’IA, ce texte donne un aperçu situé sur la manière dont des petites histoires ont pu se nouer entre IA et sciences sociales. Au vu des controverses qui ne cessent de poindre sur les risques de « totalitarisme algorithmique » ou de « dérive computationnaliste » [42][42]Voir Cathy O’Neil, Weapons of Math Destruction : How Big Data…, il nous faut trouver les appuis d’une position la plus juste possible. Face à l’expansion des mondes numériques, et des champs de forces qui les traversent, le rôle d’une contre-intelligence artificielle peut être de défendre, en les ré-inventant, des capacités d’enquêtes collectives, fondées sur un pragmatisme critique.
La manière de penser les rapports au numérique doit, par la même occasion, être redéfinie. Le couple connexion/déconnexion (ou connecté/déconnecté) est bien trop simpliste pour rendre compte des mille et une manières dont les personnes et les groupes se lient au réseau des réseaux. Du point de vue ontologique, il n’y a pas d’un côté le « monde réel » et, de l’autre, comme dans un jeu de miroirs déformants, le « monde numérique ». Se déconnecter n’est jamais une opération simple et, inversement, toute connexion n’engage pas les personnes et les groupes dans leur totalité existentielle. Une sociologie du numérique doit plutôt partir d’une approche dynamique et distribuée des usages, des prises et des emprises, mais aussi des déprises qu’ils engendrent [43][43]C’est la tâche à laquelle s’attelait Nicolas Auray,…. Bien sûr, il est toujours possible de monter en généralité en présentant les enjeux autour d’une ligne de partage : fuir les technologies, les débrancher pour sauver son for intérieur, et se libérer de l’emprise des artefacts cognitifs ; prendre acte des reconfigurations successives du monde et, sans adhérer naïvement à l’idée d’une révolution numérique tirant vers le rose, organiser des formes de résistance et de reconstruction, allant de la pratique d’outils de partage et de collaboration en ligne (en étendant le champ de luttes autour de l’open source, du Web collaboratif et plus généralement des Civic Tech [44][44]Hubert Guillaud, « Le mouvement des civic-tech : révolution…) jusqu’à la confection d’entités singulières dotées d’un esprit critique sur l’évolution des mondes numériques.
Les chercheurs, comme les citoyens éclairés, sont capables d’opérer des allers-retours entre la matrice et les zones du dehors : en développant un art de la déconnexion bien tempérée, en organisant la critique des technologies et l’explicabilité de leurs effets, en les dénaturalisant de manière continue. Il y va du contrôle individuel et collectif sur les algorithmes mais aussi, on le sait, sur l’ensemble des traces et des archives, des données et des métadonnées [45][45]Lire les conclusions du débat national organisé en 2017 par la…. Travailler constamment à l’ouverture des boîtes noires qui tendent à configurer les formes de vie au nom de « solutions » toutes apprêtées, suppose des re-médiations, des supports permettant de réengendrer les problèmes et les controverses. De ce point de vue, Marlowe ouvre une voie possible : il fait office de contrepoint ou de contrefort suffisamment tangible pour outiller l’analyse critique de la gouvernementalité algorithmique et de ce qu’elle fait déjà aux formes de vie quotidienne comme aux recherches en sciences sociales.
Notes
- [1] Le domaine de l’intelligence artificielle (IA) n’a pas cessé de changer de régime épistémique depuis le milieu des années 1950, de la première cybernétique jusqu’aux derniers algorithmes d’« apprentissage profond ». Sans remonter aux pères fondateurs, quelques références de base : Daniel Crevier, The Tumultuous History of the Search for Artificial Intelligence, New York, Basic Books, 1993 ; Jean Lassègue, Turing, Paris, Les Belles Lettres, 1998 ; Jean-Gabriel Ganascia, L’intelligence artificielle, Paris, Le Cavalier Bleu, 2007 ; et pour celles et ceux que les formalismes n’effraient pas : Pierre Marquis, Odile Papini et Henri Prade (dir), Panorama de l’intelligence artificielle, ses bases méthodologiques, ses développements, 3 volumes, Toulouse, Cépaduès, 2014.
- [2] ,Il faut saluer une autre expérience menée à la fin des années 1980 par Patrick Pharo et son logiciel Civilité qui permettait d’éprouver la validité de règles associées aux actes civils. Patrick Pharo, « Le sens logique des actes civils », in Jean-Michel Baudouin et Janette Friedrich (dir.), Théories de l’action et éducation, Louvain-la-Neuve, De Boeck Supérieur, 2001, p. 45-66.
- [3] Voir les dossiers complexes étudiés en collaboration avec les logiciels Prospéro et Marlowe, dans Francis Chateauraynaud et Josquin Debaz, Aux bords de l’irréversible. Sociologie pragmatique des transformations, Paris, Pétra, 2017.
- [4] Les alertes lancées en 2015 sur les dangers de l’IA feront l’objet d’un autre texte. Voir Stuart Russell, Daniel Dewey et Max Tegmark, « Research Priorities for robust and beneficial Artificial Intelligence », AI Magazine, hiver 2015, p. 105-114 ; ainsi que le « cri d’alarme » d’Elon Musk, à la fois démiurge et prophète de malheur, rapporté par le New York Times, « How to Regulate Artificial Intelligence », 1er septembre 2017.
- [5] Des pistes très convaincantes sont proposées par Camille Paloque-Berges dans « Les sources nativement numériques pour les sciences humaines et sociales », Histoire@Politique, № 30, 2016, p. 221-244.
- [6] Le blog de Marlowe est logé sur le site http://Prosperologie.org à l’adresse suivante : http://prosperologie.org/mrlw/blog. La méthode de génération des chroniques est explicitée dans Francis Chateauraynaud, « Un visiteur du soir bien singulier », carnet SocioInformatique et Argumentation, 15 avril 2012, http://socioargu.hypotheses.org/3781.
- [7] Francis Chateauraynaud, Prospéro. Une technologie littéraire pour les sciences humaines, Paris, CNRS Éditions, 2003. Voir surtout l’excellent tableau proposé par Jean-Philippe Cointet et Sylvain Parasie dans « Ce que le big data fait à l’analyse sociologique des textes. Un panorama critique des recherches contemporaines », Revue française de sociologie, vol. 59, № 3, 2018, p. 533-557.
- [8] La notion d’explicabilité a été proposée dans les années 1980 par Yves Kodratoff, alors professeur d’informatique à Orsay, comme caractéristique majeure de l’intelligence artificielle. Yves Kodratoff, Leçons d’apprentissage symbolique automatique, Toulouse, Cépaduès, 1988. Kodratoff a influencé de nombreux travaux, dont les nôtres. À la fin des années 1980, un autre personnage a joué un rôle notable : Jean-Claude Gardin, archéologue et épistémologue, a très tôt pris au sérieux les développements de l’intelligence artificielle. Voir Jean-Claude Gardin, Le calcul et la raison. Essais sur la formalisation du discours savant, Paris, EHESS, 1990.
- [9] Dominique Cardon, À quoi rêvent les algorithmes. Nos vies à l’heure des big data, Paris, Seuil, 2015 ; Éric Sadin, La vie algorithmique. Critique de la raison numérique, Le Kremlin Bicêtre, L’Echappée, 2015. J’ai une préférence pour des travaux précurseurs sur la « gouvernementalité algorithmique » ou les formes d’écriture de l’Internet : Mireille Hildebrandt et Antoinette Rouvroy (eds.), Law, Human Agency and Autonomic Computing : The Philosophy of Law Meets the Philosophy of Technology, Londres, Routledge, 2011 ; Éric Guichard, L’internet et l’écriture : du terrain à l’épistémologie, HDR, Université de Lyon I, 2010.
- [10] Cédric Villani, Donner un sens à l’intelligence artificielle. Pour une stratégie nationale et européenne, Rapport de la mission confiée par le Premier ministre, mars 2018.
- [11] Jean Lassègue, « Turing, entre le formel de Hilbert et la forme de Goethe », Matière première. Revue d’épistémologie et d’études matérialistes, № 3, 2008, p. 57-70.
- [12] Les jeux en ligne massivement multi-joueurs ont aussi contribué aux transformations des algorithmes de l’IA.
- [13] Jean-Gabriel Ganascia, Le mythe de la singularité. Faut-il craindre l’intelligence artificielle ?, Paris, Seuil, 2017.
- [14] Ray Kurzweil, The Age of Spiritual Machine : When Computers exceed Human Intelligence, New York, Penguin Books, 1999.
- [15] Bruce G. Buchanan, « A (Very) Brief History of Artificial Intelligence », AI Magazine, hiver 2005, p. 53-60.
- [16] PROgramme de Sociologie Pragmatique, Expérimentale et Réflexive sur Ordinateur : chaque mot compte et rien n’a été laissé au hasard, comme on dit…
- [17] Bernard Gomel, Gilbert Macquart, Frédéric Moatti, statisticiens, et moi-même, sans doute le seul sociologue du colloque. Au Centre d’Études de l’Emploi s’était formé un séminaire sauvage de réflexion sur l’usage des outils statistiques dans les sciences sociales, plus particulièrement l’analyse factorielle des correspondances, qui apparaissait alors comme le Graal de l’analyse des données. Parmi les alternatives, l’intelligence artificielle avait surgi et prenait corps avec les premiers moteurs d’inférence capables de tourner sur PC. Il s’agissait ainsi de mener l’enquête à Antibes sur la viabilité de ces techniques…
- [18] Parmi les textes qui ont beaucoup circulé, il y a ceux du groupe Léa Sombé (pseudonyme d’un collectif de logiciens, construit sur un jeu de mots : les a sont b). Leurs travaux portaient sur les inférences non-monotones, par lesquelles des prémisses ou des règles d’inférence peuvent être révisées ou modifiées, comme dans le cas de la logique des défauts (avec la fameuse autruche, qui est bien un oiseau mais qui ne vole pas…). Voir Léa Sombé, Inférences non classiques en intelligence artificielle, Toulouse, Teknéa, 1989.
- [19] Edwin Diday (ed.) Data Analysis, Learning Symbolic and Numeric Knowledge, New York & Budapest, INRIA, Nova Science Publishers, Sept. 1989.
- [20] Antoine Garapon et Jean Lassègue tirent toutes les conséquences de ce processus de « désymbolisation », en examinant le cas de la « justice prédictive », dans Justice digitale. Révolution graphique et rupture anthropologique, Paris, Presses universitaires de France, 2018.
- [21] Alain Colmerauer et Philippe Roussel, « The Birth of Prolog », in Thomas Bergin et Richard Gibson (eds), History of Programming Languages, New York, ACM Press/Addison-Wesley, 1996, p. 37-52.
- [22] « Sciences sociales et intelligence artificielle » [numéro spécial], Technologies Idéologies Pratiques, Volume 10, № 2-4, 1991. Le volume est daté de 1991 mais il n’est sorti que fin 1992, peut-être même début 1993.
- [23] Voir Francis Chateauraynaud et Jean-Pierre Charriau, « Hétérogenèse d’une machine sociologique », Technologies Idéologies Pratiques, vol. 10, № 2-4, 1992, p. 337-349.
- [24] Cette période est aussi celle de l’âge d’or du CREA, Centre de Recherche en Épistémologie Appliquée, créé en 1982 et dans lequel se croisaient des philosophes, des biologistes, des cognitivistes, des informaticiens, des économistes, des théoriciens des systèmes complexes. Voir Fabrizio Li Vigni, Les systèmes complexes et la digitalisation des sciences. Histoire et sociologie des instituts de la complexité aux États-Unis et en France, Thèse de doctorat, Paris, EHESS, 2018.
- [25] Harry Collins, Experts artificiels. Machines intelligentes et savoir social, trad. de Beaudouin Jurdant et Guy Chouraqui, Paris, Seuil, 1992.
- [26] Hubert L. Dreyfus & Stuart E. Dreyfus, Mind over Machine : The Power of Human Intuition and Expertise in the Era of the Computer, Oxford, Basil Blackwell, 1986.
- [27] Georges Friedmann, Le travail en miettes, Paris, Gallimard, 1964.
- [28] Bernard Conein, Les sens sociaux : trois essais de sociologie cognitive, Paris, Économica, 2005.
- [29] Voir Sébastien Broca, « Épistémologie du code et imaginaire des “SHS 2.0” », Variations, № 19, 2016, http://variations.revues.org/701.
- [30] C’est un des thèmes abordés dans la quête de convergence entre contre-intelligence artificielle et approche dynamique des grands réseaux, au-delà du partage, toujours structurant, entre démarches qualitatives et approches quantitatives. Voir Francis Chateauraynaud et David Chavalarias, « L’analyse des grands réseaux évolutifs et la sociologie pragmatique des controverses. Croiser les méthodes face aux transformations des mondes numériques », Sociologie et Sociétés, vol. 49, № 2, 2017, p. 137-161.
- [31] Rob Kitchin, « Big Data, new epistemologies and paradigm shifts », Big Data & Society, vol. 1, № 1, 2014, p. 1-12.
- [32] Les meilleurs connaisseurs n’éludent pas les limites des protocoles d’« apprentissage machine » et le caractère relativement borné des formes d’intelligence associées, mais cultivent toujours l’idée d’un prochain dépassement. Voir Terrence J. Sejnowski, The Deep Learning Revolution, Cambridge (Mass.), MIT Press, 2018.
- [33] Jean-Gabriel Ganascia, Le mythe de la singularité, op. cit. p. 53.
- [34] « Turing-Machine », spectacle conçu et mis en scène par Jean-François Peyret, à la Maison de la culture de Bobigny, avril 1999.
- [35] Voir de nouveau Jean-Philippe Cointet et Sylvain Parasie, « Ce que le big data fait à l’analyse sociologique des textes », art. cit.
- [36] Voir la présentation par Tommaso Venturini, Dominique Cardon et Jean-Philippe Cointet, du volume spécial de la revue Réseaux, № 188, 2014, p. 9-21. Les coordinateurs écrivent : « Jour après jour de nouvelles méthodes rétives à la dichotomie classique entre approches qualitatives et quantitatives prennent forme. Ces méthodes circulent entre micro et macro, local et global, permettant aux chercheurs de traiter des larges quantités de données sans perdre en finesse d’analyse. » (p. 18)
- [37] Voir Pierre Merklé, « Des logiciels pour l’analyse des réseaux », carnet Quanti, 27 juin 2013, http://quanti.hypotheses.org/845.
- [38] De multiples exemples sont accessibles en ligne. Voir entre autres l’annexe de 420 pages du rapport intitulé Les OGM entre régulation économique et critique radicale, GSPR, Rapport final ANR OBSOGM, novembre 2010.
- [39] Une des retombées est évidemment l’introduction d’interfaces conversationnelles sur les smartphones, etc.
- [40] Daniel C. Dennett rappelle dans La stratégie de l’interprète. Le sens commun et l’univers quotidien (trad. de Pascal Engel, Paris, Gallimard, 1990) le raisonnement de John Searle concernant les rapports entre « esprits » et « algorithmes » : les programmes sont purement formels (i. e. syntaxiques) ; la syntaxe n’équivaut ni ne suffit en soi à la sémantique ; les esprits ont des contenus mentaux (i. e. des contenus sémantiques) ; conclusion : « Le fait d’avoir un programme – n’importe quel programme en soi – ne suffit ni n’équivaut au fait d’avoir un esprit. »
- [41] Commentaires postés en décembre 2016 suite au billet de Marc Rameaux, « Algorithmes, voitures autonomes, big data : bienvenue dans le pire des mondes digitaux », Le Figaro/ Vox, 27 décembre 2016.
- [42] Voir Cathy O’Neil, Weapons of Math Destruction : How Big Data Increases Inequality and Threatens Democracy, New York, Penguin Books, 2016.
- [43] C’est la tâche à laquelle s’attelait Nicolas Auray, prématurément disparu. Nicolas Auray, L’alerte ou l’enquête. Une sociologie pragmatique du numérique, Paris, Presses de Mines, 2016.
- [44] Hubert Guillaud, « Le mouvement des civic-tech : révolution démocratique ou promesse excessive ? », Internet Actu, 24 juin 2016, http://internetactu.net/2016/06/24/les-innovations-democratiques-en-questions.
- [45] Lire les conclusions du débat national organisé en 2017 par la Commission Nationale Informatique et Libertés. CNIL, Comment permettre à l’Homme de garder la main ? Rapport sur les enjeux éthiques des algorithmes et de l’intelligence artificielle, décembre 2017.
Black Mirror : le narcissisme à l’ère du numérique
Dans Le Carnet PSY 2017/1 (N° 204), pages 27 à 29
La cyberculture offre des productions passionnantes, tant sur le plan artistique que scientifique. Terme apparu au début des années 90, la cyberculture désigne usuellement une certaine forme de culture qui se développe autour d’internet. Selon la Wikipedia, la cyberculture englobe des productions très diverses présentant un lien avec les TIC (Technologies de l’Information et de la Communication), notamment le multimédia, dont les œuvres mélangent image, son et programmation. Mais la notion de cyberculture va au-delà d’un genre culturel. Elle désignerait : « un nouveau rapport au savoir, une transformation profonde de la notion même de culture », voire une intelligence collective, dont la Wikipedia pourrait justement servir d’exemple. Cette révolution culturelle marquerait aussi : « l’avènement de la culture-monde » ou encore de la World philosophie.
A l’ère de la post, voire de l’hyper-modernité, les écrans sont devenus totalement indispensables dans nos vies quotidiennes. L’observation des usages que nous faisons de ces écrans renvoie souvent à celle des risques liés à des durées excessives d’utilisation, ou encore à la violence des images qui circulent et à une certaine déshumanisation des relations médiatisées par ordinateur, ou relations digitales. Sous certains aspects, ces usages renvoient à un versant narcissique de la personnalité, désignée par Lasch (1979) sur un plan sociétal comme : « la culture du narcissisme ».
De nombreux exemples des dérives possibles liées à des usages toxiques des écrans sont donnés dans la série Black Mirror. Précisons que la série, devenue un format particulièrement apprécié et adapté aux écrans de télévision, puis d’ordinateurs, constitue une production culturelle à part entière, pouvant donc être révélatrice des valeurs de notre société. Black Mirror (2011) est une série télévisée britannique, créée par Charlie Brooker. Les épisodes sont reliés par un thème commun, la mise en œuvre d’une technologie dystopique. Le créateur explique que le titre de la série fait référence à la technologie que nous considérons comme une drogue : « Si c’est une drogue, alors quels en sont les effets secondaires ? C’est dans cette zone entre joie et embarras que Black Mirror se situe. Le Black Mirror du titre est celui que vous voyez sur chaque mur, sur chaque bureau et dans chaque main, un écran froid et brillant d’une télévision ou d’un smartphone. Chaque épisode a un casting différent, un décor différent et une réalité différente, mais ils traitent tous de la façon dont nous vivons maintenant et de la façon dont nous pourrions vivre dans 10 minutes si nous sommes maladroits. » Par définition, l’écran sert à projeter quelque chose et donc à attirer le regard. La rétine est d’ailleurs elle-même considérée comme un écran. Supports de projection, les écrans d’aujourd’hui sont souvent utilisés comme des miroirs, et cette série dénonce les aspects déshumanisants des TIC et les usages extrêmement violents qui pourraient en être faits, dans une société très proche de la nôtre. L’écran noir, support de projections fantasmatiques potentiellement violentes et archaïques, semble pouvoir stimuler la pulsion scopique de certains utilisateurs et mener à des dérives, telles que celles figurées dans la série Black mirror.
L’écran peut ainsi être utilisé comme un miroir dans la relation qu’il permet d’établir avec les autres, « virtuels ». Dans ce cas, l’aspect narcissique risque de prédominer sur la relation, pouvant entraîner diverses conséquences, telles que la dépendance à cet « écran-miroir », ou encore le renforcement de l’isolement des utilisateurs, dans une forme d’auto-satisfaction. On pourrait alors parler des risques de la « relation digitale non objectale », ou « relation digitale narcissique ».
Mais au-delà des écrans, l’une des problématiques actuelles en lien avec les usages des TIC concerne le robot. Le passage de l’écran au robot révèle une forme de corporéisation de l’ordinateur, qui adopte une apparence plus ou moins humaine. Le robot dispose d’un corps, ce qui enrichit la palette des interactions sensorielles possibles, et donc probablement un sentiment de présence intersubjective, par rapport à une dimension plus spéculaire et narcissique des écrans-miroirs. Ainsi, le sentiment de présence est évoqué dans de nombreux travaux en cyberpsychologie et il représente l’un des vecteurs par lesquels on pourrait évaluer la qualité de la relation digitale, plus ou moins objectale. Cependant, les aspects sensoriels des robots humanoïdes accessibles actuellement sur le marché français, tel que Nao, restent encore assez limités. Au contraire, les robots du Professeur Ishigiro sont terriblement humains. Au sujet des relations digitales entre les humains et les robots, une autre série propose dans une fiction, cependant très réaliste, différents scénarios.
Real Humans : 100 % humain (2012) est une série télévisée dramatique suédoise créée par Lars Lundström. La série se déroule dans une Suède contemporaine alternative, où l’usage des androïdes devient de plus en plus prépondérant. Ces androïdes - appelés « hubots » dans la série - ont investi les maisons et les entreprises pour aider dans les tâches domestiques et industrielles. Les hubots, acronyme formé de humain et robot, ont : un port USB au niveau de leur nuque, de sorte qu’ils puissent être programmés, une prise électrique escamotable sous l’aisselle gauche, et une fente port micro SD à sa proximité. Ils sont utilisés comme domestiques, ouvriers, compagnons et même comme partenaires sexuels, bien que la législation du pays l’interdise. Mais des logiciels pirates de plus en plus sophistiqués leur ont aussi permis d’avoir des sentiments et des pensées. Certains hubots sont en réalité des clones d’humains, auxquels on a ajouté leur mémoire. Cette installation leur permet de devenir presque immortels, dans ces corps de robots, et ils sont recherchés par la police pour être étudiés et détruits. Tandis que certaines personnes adoptent cette nouvelle technologie, d’autres ont peur et redoutent ce qui pourrait arriver quand les humains sont peu à peu remplacés comme travailleurs, comme compagnons, parents et même amants.
Cette fiction évoque le travail de Turkle sur les relations homme-machine, notamment dans son ouvrage Seuls ensemble. Selon l’auteur, nos usages d’internet nous ont préparé au « moment robotique » actuel. En ligne, le privilège est accordé à notre capacité à partager nos idées, mais nous oublions facilement l’importance de l’écoute, des silences, du sens d’une hésitation. Ainsi, « les satisfactions “comme si” du moment robotique » interrogent sur le fait qu’en devenant amis avec les robots, nous perdrions de notre humanité. L’investissement massif des robots de compagnie nous conduirait à un « voyage vers l’oubli » des valeurs fondamentales de notre humanité car par essence, le robot ne mourra jamais. Ainsi, « l’artificiel permet de créer un attachement sans risques » et nous éloigne donc de ce qui caractérise les relations humaines, fondamentalement marquées par le manque, la mort et la séparation. Tout en prenant en considération ces réflexions particulièrement importantes à l’heure actuelle, on peut s’interroger sur la possibilité d’envisager d’autres usages des TIC, plus humanistes, en renforçant la dimension intersubjective dans les interactions à distance ?
La cyberpsychologie est une discipline émergente qui étudie les liens possibles entre la psychologie et les technologies numériques. En cyberthérapie, plusieurs protocoles de recherche et de soin sont déjà réalisés dans différents pays, notamment pour le traitement de troubles psychopathologiques par exposition à des environnements en réalité virtuelle, ou encore par la médiation psychothérapeutique par le jeu vidéo, et aussi la prise en charge psychothérapeutique de patients à distance en visioconférence. Ces nouvelles méthodes psychothérapeutiques sont encadrées en Amérique du Nord par un guide de pratique publié en 2013. Face à l’émergence de ces types d’usages des technologies, on peut s’interroger sur la dimension plus ou moins intersubjective des relations digitales, en ayant notamment recours au sentiment de présence pour nourrir cette réflexion.
Le sentiment de présence et l’immersion sont deux concepts qui intéressent de plus en plus de chercheurs en « réalité virtuelle ». La « présence » évoque souvent un sentiment associé à l’immersion en « réalité virtuelle » et encouragé par cet environnement. La capacité de la personne à se sentir « enveloppée » ou « présente » dans un « environnement virtuel » semble être nécessaire, particulièrement en psychologie, afin d’offrir des services thérapeutiques de qualité par l’entremise de la « réalité virtuelle ». La présence est traditionnellement définie par la perception psychologique d’être « là », à l’intérieur de l’environnement virtuel dans lequel la personne est immergée. Mais bien que les chercheurs s’entendent sur cette définition, chacun ajoute des nuances quelque peu différentes à celle-ci. On note que les technologies actuelles en cyberpsychologie impliquent la plupart du temps des acteurs humains qui utilisent des machines, tant du côté des psychologues que des patients. Cependant, on voit émerger des projets de recherche permettant l’élaboration d’avatars psychologues qui pourraient réaliser un diagnostic psychopathologique. En menant cette réflexion un peu plus loin, on peut déjà imaginer un robot psychologue…
Face à toutes ces questions et afin de limiter l’aspect narcissique de l’écran-miroir, l’apport de la psychologie clinique et de sa dimension éthique semble nécessaire, afin d’enrichir le champ de la cyber- psychologie. Ainsi, une réflexion clinique en cyberpsychologie peut apporter des éléments de réponse afin de renforcer et de préserver la dimension intersubjective, dans les interactions offertes par la technologie.
Pour sortir de l’impasse du narcissisme, Lasch faisait appel à la théorie des « objets transitionnels ». Ainsi, les objets transitionnels aident l’enfant à reconnaître le monde extérieur comme quelque chose de distinct de lui, bien que relié à lui. Mais ce caractère transitionnel serait manquant dans les sociétés de consommation, qui ne laisseraient que rarement une place à la frustration et au manque, facteurs contribuant à l’élaboration de la pensée. Cette théorie est très utile pour analyser les usages actuels des TIC. Ainsi, favoriser le caractère transitionnel d’internet se distinguerait d’un « usage narcissique » de cette technologie. Pour décrire la constitution du sujet psychique, Winnicott a discuté le stade du miroir, en y apportant un sens différent de celui du miroir spéculaire décrit par Lacan. Ainsi, l’espace potentiel créé entre le regard de la mère comme miroir et l’enfant, constitue un espace de création du sujet. Cet espace potentiel est aussi une « aire de séparation », qui permet d’aller à la rencontre du « soi ». Le premier miroir, c’est donc le visage de la mère.
Cet aspect subjectivant du regard se retrouve dans le cadre de la visioconsultation, en tant que relation à distance pouvant inclure un tiers humain symboliquement présent et s’illustrer dans un échange interactif et intersubjectif, que l’on peut qualifier de « relation digitale objectale », ou « relation digitale intersubjective ». L’objectif de l’expérience en visioconsultation a été, dès la conception du dispositif, de favoriser l’établissement d’une relation d’objet à distance, ce qui a semblé possible dès les premiers résultats. Ce type de relation digitale paraît occuper une pleine réalité, notamment sur le plan psychique, et on ne peut donc pas la qualifier de « virtuelle ».
Mis en ligne sur Cairn.info le 30/01/2017

Thousands chatted with this AI ‘virtual girlfriend.’ Then things got even weirder
By Brian Contreras Staff Writer June 27, 2023 5:30 AM PT
Last month, Caryn Marjorie went from a successful but niche social media star to a person of national interest: the subject of attention-grabbing headlines and, for many commentators, a template upon which to project their anxieties about rapidly advancing artificial intelligence.
The cause of the furor was a partnership Marjorie, 23, had launched with a technology startup promising to make a personalized AI “clone” of the Scottsdale, Ariz.-based lifestyle influencer. For a dollar a minute, fans she might never have otherwise had the time to meet could instead chat with Marjorie’s digital double.
CarynAI, as the audio chatbot has been dubbed, is explicitly framed as a romantic companion — one that aims to “cure loneliness” with software that supposedly incorporates aspects of cognitive behavioral therapy into its conversations. Marjorie said her fans have used the program to ask for life advice and roleplay a sunset date to the beach.
Marjorie was at one point tracking her subscriber growth in tweets about how many new “boyfriends” she had. “They feel like they’re finally getting to know me, even though they’re fully aware that it’s an AI,” she told The Times.
i have over 20,000 boyfriends now 💗
— Caryn Marjorie (@cutiecaryn) May 20, 2023
This HAL 9000 version of pillow talk has, predictably, triggered a backlash. Critics branded CarynAI as alternately demeaning women, enabling antisocial straight-male behavior or signaling impending societal collapse. Coming amid a period of uncertainty about what AI means for jobs, relationships and cultural institutions, Marjorie’s move toward self-automation seemed to perfectly encapsulate an increasingly bizarre present.
“We’re talking about an AI system [where] theoretically the goal is to keep people on as long as possible so that you continue earning money,” said Amy Webb, chief executive of the consulting firm Future Today Institute. “Which means that it’s likely going to start incentivizing behavior that we probably would not want in the real world.”
Webb suggested as an example a bot that’s too obedient — listening passively, for instance, as a user describes disturbing fantasies. Marjorie has addressed similar dynamics before (“If you are rude to CarynAI, it will dump you,” she tweeted at one point), but when asked about Webb’s perspective she instead emphasized her own concerns about addiction.
“I have seen my fans spend thousands of dollars in a matter of days chatting with CarynAI,” Marjorie said; one fan, at the bot’s encouragement, built a shrine-like photo wall of her. “This is why we have limited CarynAI to only accepting 500 new users in per day.”
As AI comes to play a growing role in the economy, and especially creative industries, the questions prompted by CarynAI will only become more widespread.
But Marjorie isn’t placing all her chips on the technology just yet. Within weeks of announcing her AI clone, she launched a second partnership with a different tech company. This one too would let fans talk with her, but instead it would be Marjorie herself on the other side of the screen.
She struck a deal with Fanfix, a Beverly Hills-based platform that helps social media creators put their premium content behind a paywall, and started using its messaging tools to chat directly with customers.
The result is essentially a two-tier business model where lonely guys looking for a 3 a.m. chat session can talk with Marjorie’s machine mimic, while die-hard fans willing to shell out a bit more can pay for the genuine article.
That within the span of a few weeks Marjorie launched two different, seemingly contradictory business ventures — both aimed at turning fan conversations into money — speaks to a central question of an AI-obsessed moment: With robots increasingly entangled in creative industries, what work should be asked of them and what should be left to us?
Marjorie’s hybrid model offers a preview of one possible path forward.
Users pay a minimum of $5 to send her a message on Fanfix, said co-founder Harry Gestetner. That pricing difference — $5 for one human-to-human text versus $1 for a minute of the AI voice-chatting — signals an approach to automation in which workers use machine learning not as a wholesale replacement but as a lower-end alternative for more frugal customers. (Think of an artisanal farmers market cheese versus a machine-made Kraft Single.)
“Messaging directly with a fan on Fanfix will always be a premium experience,” Gestetner said. “It’s important to view AI as the co-pilot, not the pilot.”
(According to Fanfix, Marjorie is making $10,000 a day after soft-launching on the platform and is projected to hit $5 to $10 million in total earnings by the end of the year.)
John Meyer, founder of Forever Voices, the Austin software company that developed Marjorie’s AI simulacrum, is naturally a bit more bullish on the benefits of punting fan interactions to the computer. In some cases, Meyer said, the bots can be more eloquent than the influencers they’re meant to replicate.
“One of the first feelings it brings up is the idea of, like, ‘Wow, should I be threatened by my own AI copy?’” Meyer said.
He lost his father when he was in his early 20s, and started working on the Forever Voices technology late last year as a means of reconnecting. After developing a voice replica of his dad — which he describes as “very realistic and healing” — Meyer expanded into voice clones of various celebrities and, more recently, web personalities. (One of the biggest names in online livestreaming, Kaitlyn “Amouranth” Siragusa, just signed up.)
The company has been inundated with requests from thousands of other influencers asking for their own AI clones, according to Meyer. “We really see this as a way to allow fans of influencers to connect with their favorite person in a really deep way: learn about them, grow with them and have memorable experiences with them,” he said.
The high demand is in part because maintaining a substantial online following can involve a lot of work — not all of it particularly interesting.
“On a daily basis, I see anywhere from 100,000 to half a million messages on Snapchat,” Marjorie said, explaining the workload that led her to embrace CarynAI. (She has 2 million followers on the messaging app; according to a recent Washington Post article, 98% of them are men.)
She added: “I see AI as a tool, and it’s a tool that helps creators create better content.”
Some of her industry peers are skeptical, however, including Valeria Fridegotto, a TikToker with 20,000 followers.
Fridegotto hasn’t written off the technology completely, though. Software that could lessen the workload of fan interaction would be great, she said, but the examples she’s seen released so far don’t seem lifelike enough to run without supervision. There still are too many errors and non sequiturs — what AI experts call “hallucinations.”
“It has to be developed to the point where we are very confident that this technology is going to act as good as us, or better,” Fridegotto said.
As the market floods with imitators, some influencers may even discover renewed demand for “old-school” human-made content.
“People will start leaning more heavily into authentic, personality-driven content,” said Jesse Shemen, the chief executive of Papercup, a startup that uses AI to automatically dub videos. “In the same way how there’s this fascination and big following behind organic food … I think we’ll see the same thing when it comes to content.”
There is a place for automation on social media, Shemen added, especially for people churning out loads of content on a short timeline — news reaction videos, for instance. But, he predicted, there will be a limited market for digital clones such as Marjorie’s.
Still, a space as frothy as AI is hard to ignore. Even Fanfix, the company helping (the real) Marjorie talk to her super fans, is interested. The company’s founders say they’re actively looking at how AI could help influencers.
Although the influencer economy still needs actual humans, the limits of what AI can do are receding, and many web personalities are getting more and more interested in using the technology to automate at least some of their workload.
Such questions are not confined to social media. Artificial intelligence is being rolled out across creative industries, with media outlets such as Buzzfeed incorporating it into their publications and film studios leveraging it for postproduction work. AI-based screenwriting has emerged as a key concern in the ongoing Writers Guild of America strike.
But social media is uniquely personality-driven, making the sector’s relationship with AI particularly fraught. The value of web personalities depends on their ability to win trust and affinity from their followers. That connection can be so powerful that some experts refer to it as a “parasocial relationship” — a strong but ultimately one-sided devotion to a public figure.
It’s a tricky dynamic to navigate, and one Marjorie finds herself in the midst of.
“In the world of AI, authenticity is more important than ever,” the influencer tweeted last month. “My tweets, [direct messages], direct replies, Snaps, stories and posts will always be me.”
CarynAI, she added, will be an “extension” of her consciousness; it “will never replace me.”

Les cryptomonnaies par-delà le buzz
28.06.2023, par Salomé Tissolong
Formidable invention ou danger public ? En bientôt quinze ans d’existence, les cryptoactifs ont montré qu’ils étaient une source d’opportunités mais aussi de risques, et posent des défis aux régulateurs. Des questions sur lesquelles se penche la recherche économique.
Le 3 janvier 2009, les premiers bitcoins sont émis. Si cet événement ne fait pas grand bruit à l’époque, il vient pourtant de marquer l’histoire. « Le Bitcoin1, c’est vraiment l'acte de naissance des cryptomonnaies ! », explique Julien Prat, économiste au Centre de recherche en économie et statistique2 (Crest) et responsable de la chaire académique Blockchain@X de l’École polytechnique. Sous le pseudonyme Satoshi Nakamoto, une personne anonyme – ou un groupe de personnes – vient de réaliser une innovation majeure. Une cryptomonnaie, aussi appelée cryptoactif, est un protocole informatique associé à une base de données partagée qui permet d’effectuer des paiements de pair à pair, c’est-à-dire de manière décentralisée, sans impliquer de banque. Une petite révolution !
Une cryptomonnaie est adossée à une blockchain, une chaine de blocs : des groupes d’informations sont liés entre eux de manière chronologique. C’est un registre public partagé et inviolable où sont enregistrées toutes les transactions effectuées entre participants. « C’est la première fois qu’on arrive à combiner la blockchain avec un mode de gestion décentralisé, poursuit Julien Prat. Ainsi, le droit d'écriture n'est contrôlé par personne. C'est démocratique. »
Un programme prévoit l’émission du nombre de bitcoins : toutes les 10 minutes, des ordinateurs (dits des « mineurs ») reçoivent des jetons, en récompense de la validation des transactions et de leur inscription dans la blockchain. « Ça a tout de suite donné de la crédibilité à cette monnaie, complète Julien Prat. Et une fois qu'on peut s'engager, on peut créer de la rareté, et donc de la valeur. » Il faudra finalement peu de temps au Bitcoin pour connaître un succès mondial. Les années passent, sa valeur s’envole et des milliers d’autres cryptomonnaies voient le jour. On compte parmi elles Ethereum, la deuxième plus importante, mais aussi, Ripple, Cardano ou Solana...
Verrous scientifiques et dangers
Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Au-delà d’une révolution scientifique, ces nouveaux objets financiers sont porteurs de grands défis. Un premier enjeu est lié au fonctionnement même de certaines cryptomonnaies. Dans le cas du Bitcoin notamment, qui est de loin la cryptomonnaie la plus importante aujourd’hui3, la création de nouveaux jetons dépend d’un protocole extrêmement énergivore. Le droit de « miner » ou « valider » un nouveau bloc est en effet réservé au gagnant d’un concours qui, dans le cas du bitcoin, se fait sur la résolution d’un calcul brut. C’est la méthode de la preuve de travail (proof of work).
Pour réduire l’empreinte carbone de la blockchain, la solution serait de passer de la preuve de travail (proof of work) à la preuve d'enjeu (proof of stake) qui consomme bien moins d’électricité.
« Mais cela nécessite énormément d’électricité ! Et de plus en plus ! » s’exclame le spécialiste Bruno Biais, directeur de recherche au CNRS au laboratoire Groupement de recherche et d'études en gestion à HEC4. La consommation électrique nécessaire au fonctionnement du réseau Bitcoin représenterait entre 62 TWh et 230 TWh d'électricité par an. « Pour réduire l’empreinte carbone de la blockchain, la solution serait alors de passer de la preuve de travail à la preuve d'enjeu, (proof of stake), qui consomme bien moins d’électricité », explique le chercheur. Dans ce cas, on ne se base plus sur la puissance de calcul, mais sur la capacité à mettre en jeu son capital. Mais cette transition est très complexe à réaliser pour un système décentralisé… Ethereum y est cependant parvenu en septembre 2022.
On pointe aussi du doigt la grande volatilité des cryptomonnaies et les risques de bulle spéculative. En effet, les cours des cryptomonnaies connaissent des variations très importantes. Les prix des actifs peuvent connaître une hausse extrême, puis chuter violemment quand la bulle éclate. En novembre 2021 par exemple, un jeton bitcoin valait près de 69 000 $, son record. Mais deux mois plus tard, il était retombé aux alentours de 30 000 $ ! Cela est dû à la nature même des cryptomonnaies qui ne sont adossées à aucun actif ni à l’économie d’un pays… Contrairement à l’euro ou au dollar par exemple, l’émission d’une cryptomonnaie n’est pas pilotée par une banque centrale. La valeur d’une cryptomonnaie repose donc uniquement sur la confiance qu’on lui accorde. « Tout est une question de croyance, déclare Bruno Biais. Si une monnaie classique a de la valeur, c’est aussi parce qu'on croit qu’elle a de la valeur. Donc quand les croyances changent, la valeur change. Dans le cas des monnaies officielles, c’est un peu moins fluctuant, car ces devises ont un cours légal et qu'on doit payer ses impôts avec. Donc vous voudrez toujours des euros ! »
Bruno Biais explique qu’à l’inverse, une cryptomonnaie n’est pas à l'abri qu’un jour, plus personne ne croie en sa valeur ni n’en veuille, et qu’un bitcoin vaille alors 0 $. « Et au contraire, cela pourrait un jour se stabiliser : on pourrait imaginer que cela devienne plus standard, rentre dans les mœurs, que les croyances fluctuent moins… », conclut-il, sans pouvoir prédire l’avenir. Quoi qu’il en soit, cette volatilité rend les placements très risqués pour des épargnants. « Ça va s’ils savent qu’ils prennent des risques, et qu’ils font ça pour s’amuser, comme quand on va au casino, jouer à la roulette… Mais sinon, ce n’est pas une bonne idée pour un petit épargnant d'acheter du bitcoin, en se disant qu’il prépare sa retraite ! »
L’émission d’une cryptomonnaie n’est pas pilotée par une banque centrale. Sa valeur repose donc uniquement sur la confiance qu’on lui accorde.
Les intermédiaires entre la blockchain et les utilisateurs peuvent aussi être sources de dangers. Si le principe des cryptomonnaies est celui de la décentralisation, tout un écosystème gravitant autour de ces objets financiers a en réalité émergé, et parfois pour le pire. Ces entreprises peuvent en effet entraîner leurs clients dans leur chute en cas de problème, voire en arnaquer certains… Ces dernières années ont été marquées par de nombreuses faillites sur les bourses d’échange de cryptomonnaies, ce qui s’est répercuté sur les épargnants.
On peut citer, entre autres, la plateforme d’échange et d’achat de cryptomonnaies FTX qui, basée sur des montages financiers douteux, se déclare insolvable en novembre 2022. Elle met en difficulté nombre de ses clients, qui n’ont plus accès à l’argent qu’ils avaient entreposé sur leurs comptes. FTX serait aujourd’hui endettée auprès de plus de 100 000 créanciers et devrait plus de 8 milliards de dollars5. En janvier 2023, dans un contexte de crise de confiance, la plateforme de prêts en cryptomonnaies Genesis se déclare à son tour en faillite. Elle devrait plus de 3,5 milliards de dollars à ses créanciers6.
Puisqu’elles se trouvent hors des cadres légaux et permettent de conserver son anonymat, les cryptomonnaies peuvent enfin être utilisées pour des activités répréhensibles, telles que la fraude fiscale, le blanchiment d'argent ou encore le financement du terrorisme… Julien Prat le reconnaît : « Effectivement, vous vous retrouvez dans un système financier qui est pseudonyme et qui opère en dehors des règles et de la régulation standard. » Ce qui offre donc la possibilité d’opérer en marge du système et de s’adonner à activités criminelles et des arnaques via les cryptomonnaies, comme par exemple avec les rançongiciels. L’économiste nuance cependant le propos : « Mais dans la blockchain, tout est tracé. Donc si l’on sait que telle adresse appartient à un criminel, tout ce qu’il fait est visible et enregistré en ligne. Cet argent ne pourra plus jamais être dépensé, plus personne ne voudra l'accepter, il ne sera jamais transféré dans le système financier traditionnel ! »
Vers davantage de régulation
Face à ces risques et récents scandales, quelles réponses politiques et réglementaires les pouvoirs publics peuvent-ils mettre en place pour protéger les épargnants, les investisseurs mais aussi les banques ?
L’ Europe vient de franchir un pas historique avec le règlement MiCA qui obligera les émetteurs et les négociants de cryptomonnaies à faire preuve de transparence.
« Il me semble difficile de réguler ou d'interdire les activités purement décentralisées, répond Julien Prat. Par contre, il est possible de contrôler les ponts avec le secteur régulé, en particulier lors de la conversion en monnaie fiat (monnaie adossée à une banque centrale), ce qui est déjà le cas. Le meilleur moyen de renforcer la protection contre la fraude serait d'améliorer les outils de lecture et d'analyse des données sur chaîne, en développant des méthodologies adaptées basées sur l'intelligence artificielle. »
On remarque une avancée notable en Europe, qui vient de franchir un pas historique dans l’encadrement de tout le secteur des cryptomonnaies. Le règlement MiCA (Markets in Crypto-Assets), approuvé par le Parlement européen le jeudi 20 avril 2023, obligera en effet les émetteurs et les négociants de cryptomonnaies à faire preuve de transparence. Les entreprises devront notamment recevoir le statut CASP (Crypto-Asset Service Providers) pour poursuivre leurs activités, et appliquer une politique « Know Your Customer », qui permet de vérifier l’identité des clients et de lutter contre la fraude et l’utilisation des cryptomonnaies à des fins répréhensibles. La crainte envers les cryptomonnaies et le besoin de régulation qui en découle dépendent cependant du contexte économique de la zone concernée…
Des alternatives intéressantes
Dans certains contextes, les cryptomonnaies peuvent constituer de belles opportunités : elles apparaissent comme de réelles alternatives dans des pays instables économiquement. « Quand la monnaie fonctionne plutôt bien, comme en Europe et aux États-Unis, pourquoi iriez-vous payer votre baguette en bitcoin ? Ça n’a aucun intérêt. C’est seulement pour faire des placements, rappelle Bruno Biais. Mais ça remplit un besoin dans d’autres circonstances : quand la monnaie devient dysfonctionnelle dans certains pays, il peut potentiellement servir d'alternative. »
En 2019 par exemple, quand le système bancaire s’effondre au Liban, il devient impossible de passer par les banques pour effectuer des paiements… Les cryptomonnaies deviennent alors très utiles, notamment pour des entrepreneurs ayant des activités économiques à l’international. L’usage des cryptomonnaies se répand de plus en plus dans les pays en voie de développement7 (Nigeria, Kenya, Vietnam, Inde, Pakistan…), mais on observe une application sans commune mesure au Salvador. Le bitcoin y a en effet été adopté comme monnaie légale en septembre 2021. Il n’a cependant pas connu le succès espéré au sein de la population, et n’est pas vraiment accessible aux plus âgés et aux plus défavorisés – il est nécessaire de posséder un smartphone et une connexion à Internet8. Plus encore, la grande volatilité du bitcoin pourrait faire courir de graves risques financiers à la population. « Si vous vivez dans un pays où les prix ne sont pas exprimés en bitcoin et que vous détenez des bitcoins, votre pouvoir d'achat va augmenter… ou baisser énormément », conclut Bruno Biais.
Au-delà des cryptomonnaies, l’impressionnante blockchain
« Se focaliser sur les cryptomonnaies pour parler de la blockchain, c'est un peu comme se focaliser sur les e-mails pour l'internet, plaisante Julien Prat. Il y a tellement plus de possibilités avec la blockchain ! La cryptomonnaie est la chose la plus simple à faire. » Elle ne représente en effet qu’une application possible de l’utilisation des chaînes de blocs, une technologie bien plus large, qui s’attaque à l’enjeu majeur du partage de données. « On est dans un monde dans lequel l'information est éclatée, morcelée entre les bases de données propriétaires, poursuit l’économiste. L’enjeu est d’arriver à partager des données importantes tout en protégeant la confidentialité. » Cela s’applique à une multitude de domaines : des données économiques, militaires, géostratégiques, de santé… Des nouvelles technologies utilisant les blockchains pourraient alors parvenir à allier partage données sensibles et confidentialité, notamment avec le système des « zero knowledge proof », des preuves à divulgation nulle de connaissance.
Selon le chercheur, une autre application possible est la digitalisation de la monnaie. Une monnaie numérique de banque centrale (MNBC) serait une nouvelle forme de monnaie émise par la Banque centrale, sous un format dématérialisé. L’emploi d’une base de données partagée simplifierait grandement les échanges : des transactions qui se feraient par exemple en euro numérique circuleraient directement sur une blockchain et permettraient de se passer des intermédiaires bancaires. Serions-nous à l’aube d’une nouvelle révolution ? ♦
Notes
- 1. Bitcoin (avec majuscule) désigne le réseau, bitcoin (sans majuscule) désigne l’unité de compte de la cryptomonnaie qui repose sur le réseau homonyme.
- 2. Unité CNRS/École polytechnique/Groupe des écoles nationales d’économie et statistiques.
- 3. [https://fr.statista.com/statistiques/803748/parts-capitalisation-bousier...(link is external)](https://fr.statista.com/statistiques/803748/parts-capitalisation-bousiere-principales-crypto-monnaies/#:~:text=On constate ainsi que les,millions au 14 janvier 2022).
- 4. Unité CNRS/Établissement d’enseignement supérieur consulaire des hautes-études commerciales Paris.
- 5. https://www.numerama.com/tech/1177476-5-questions-sur-ftx-la-gigantesque...(link is external)
- 6. https://www.coindesk.com/business/2023/01/20/genesis-owes-over-35b-to-to...(link is external)
- 7. https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/12/13/dans-les-pays-en-develop...(link is external)
- 8. https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/05/19/au-salvador-le-reve-auto...(link is external)
Les portes tournantes - Observatoire des multinationales
Des ministres qui rejoignent des multinationales, des députés qui deviennent lobbyistes ou inversement, des hauts fonctionnaires qui se mettent au service d’intérêts économiques qu’ils étaient chargés de réguler...
Enquête sur le grand brouillage des frontières entre public et privé.
Quel besoin de faire du « lobbying » au sens conventionnel du terme lorsque vous avez vos entrées privilégiées auprès des décideurs au cœur de l’État - mieux : que vous êtes, serez ou avez été l’un de ces décideurs ?
Les « portes tournantes » - autrement dit les allers-retours entre le secteur public et le secteur privé - sont sans doute l’arme fatale en matière d’influence des grandes entreprises. Non seulement elles offrent aux acteurs économiques un accès privilégié à l’information et aux décideurs, mais elles contribuent à entretenir une culture d’entre-soi et de symbiose qui gomme la frontière entre intérêt public et intérêts privés.
Il est temps de s’attaquer à une pratique qui est à la fois le moteur et le symbole de la déconnexion des élites.
Le grand mélange des genres
Un député qui, avant même la fin de son mandat parlementaire, prend les rênes du principal lobby de l’industrie agroalimentaire en France. Lobby dont l’une des employées deviendra ensuite conseillère communication du ministre de l’Agriculture, tandis qu’une autre a participé à la campagne de réélection d’Emmanuel Macron en 2022.
Des dizaines d’anciens ministres de ce même Emmanuel Macron qui partent travailler dans le secteur privé ou créent leurs propres sociétés de « conseil », et se retrouvent à faire du lobbying auprès d’anciens collègues à l’Assemblée et au gouvernement.
Deux ex premiers ministres parti pour le premier prendre la tête de la RATP, et recruté pour le second au conseil d’administration d’une grande entreprise privée, Atos, tout en restant maire du Havre et en cultivant des ambitions politiques nationales.
Une ancienne dirigeante de la Fédération bancaire française propulsée trois ans plus tard à la tête de l’Autorité des marchés financiers – autrement dit passée en quelques mois du principal lobby de la finance à l’institution chargée de réguler ce même secteur.
Un président de région qui annonce sa démission pour cause « d’impératifs familiaux » et qui rejoint quelques jours plus tard un promoteur immobilier actif dans la même région Grand-Est. Et dont on découvre à cette occasion qu’il a été rémunéré par un cabinet de lobbying parisien à hauteur de 5000 euros par mois alors même qu’il était à la tête du conseil régional.
Un secrétaire général de l’Élysée mis en examen pour prise illégale d’intérêts parce qu’il a supervisé, au nom de l’État, le destin des chantiers navals de Saint-Nazaire et du port du Havre alors même qu’il avait des liens professionnels et familiaux avec l’un de leurs principaux clients, le géant du transport maritime MSC.
"Les mobilités incessantes entre la sphère politique, la haute administration et les grandes entreprises sont devenues la norme."
Plus une semaine ne passe sans que l’on entende parler d’un ancien ministre ou un ancien député parti poursuivre sa carrière dans le secteur privé, ayant rejoint une cabinet d’avocats ou fondé une société de « conseil » pour monétiser son carnet d’adresses et son expérience des arcanes du pouvoir. En sens inverse, sous couvert d’ouverture à la « société civile », les transfuges du secteur privé sont aussi de plus nombreux au Parlement et au gouvernement.
Les élus ne sont pas les seuls concernés. Pour beaucoup de hauts fonctionnaires aussi, une carrière parsemée de passages plus ou moins longs dans le secteur privé est devenue naturelle. Les postes occupés à la tête de l’administration ou dans les cabinets ministériels ne sont parfois plus que des tremplins pour obtenir rapidement des emplois bien plus lucratifs dans les comités de direction de grandes banques ou de multinationales.
Au-delà des scandales, un enjeu démocratique
S’ils suscitent toujours autant d’indignation, les échanges de personnel entre la sphère politique, la haute administration et les grandes entreprises sont devenus silencieusement la norme, cause et symptôme à la fois du brouillage des frontières entre le public et le privé, entre le bien commun et les intérêts commerciaux.
Ces « portes tournantes » sont souvent perçues à travers un prisme éthique, celui d’élus ou de grands serviteurs de l’État qui choisiraient de « vendre leur âme » aux milieux d’affaires pour des raisons bassement vénales. Mais les cas individuels qui font scandale sont aussi – surtout ? – la pointe émergée d’un iceberg beaucoup plus profond. Les allers-retours entre le public et le privé sont devenus beaucoup plus fréquents, et il touchent tous les niveaux hiérarchiques et toutes les institutions, sans tous les garde-fous nécessaires.
Mais quel est le problème ?
Les portes tournantes sont d’abord un formidable moyen d’influence. En matière de lobbying, la capacité des grandes entreprises à recruter un ancien responsable public est souvent l’arme fatale. Ces recrutements leur offrent un accès privilégié aux décideurs, souvent décisif pour disposer des bonnes informations avant tous les autres et pour cibler les interlocuteurs pertinents, tout en étant sûres d’être entendues. Le tout sans avoir à se préoccuper des regards scrutateurs du public.
Les allers-retours public-privé contribuent à renforcer une culture de l’entre-soi, où dirigeants politiques et économiques se fréquentent quasi quotidiennement, et parfois échangent leurs rôles, en raffermissant leur vision du monde partagée à l’abri des contradicteurs.
Ce mélange des genres permanent est évidemment aussi une source inépuisable de conflits d’intérêts. Comment s’assurer qu’un responsable public évitera de favoriser une entreprise pour laquelle lui, un (ex) collègue au gouvernement, un de ses (ex) conseillers ou un (ex) directeur d’administration travaille ou a travaillé ? La vie politique est polluée par cet entrelacement de liens d’intérêts aussi innombrables qu’inextricables.
Une certaine vision biaisée du monde (et de l’économie)
L’échangisme public-privé reflète enfin le déclin programmé du sens de l’État et du service public. Car la circulation entre les deux sphères est tout sauf équilibrée. À travers les portes tournantes, ce sont les modèles, les critères et les objectifs des milieux d’affaires qui pénètrent dans la sphère publique et non l’inverse.
On dit parfois que ces mobilités seraient utiles parce qu’elles apporteraient à l’État une expérience du monde de l’entreprise, présenté comme la quintessence de la « vie réelle ». En réalité, outre qu’elles ne concernent que des postes de direction, pas vraiment représentatifs de la diversité sociale, la plupart des portes tournantes n’ont rien à voir avec une quelconque réalité économique. Les anciens responsables politiques se voient généralement confier des tâches de conseil, de lobbying ou d’affaires publiques. Ils continuent à baigner dans le même monde de symbiose public-privé, mais de l’autre côté de la barrière. Loin de refléter une conversion à « l’entrepreneuriat », ces débauchages sont plutôt le symptôme d’un monde des affaires qui vit aux crochets de la puissance publique.
Loin de refléter une conversion à « l’entrepreneuriat », ces débauchages sont plutôt le symptôme d’un monde des affaires qui vit aux crochets de la puissance publique.
« Portes tournantes » ou « pantouflage » ?
En France, on parle traditionnellement de « pantouflage » pour désigner les reconversions d’anciennes personnalités politiques ou d’anciens haut fonctionnaires dans le secteur privé. Le terme, issu du jargon de la haute fonction publique, évoque le confort matériel que les grands commis de l’État sont réputés aller chercher, en fin de carrière, dans le giron des grandes entreprises. Du coup, le terme de pantouflage a presque un côté inoffensif, comme une manière un peu coupable, mais aussi au fond assez compréhensible, de se compenser pour les sacrifices faits au service de l’intérêt général.
En réalité, il y a longtemps que les passages du public au privé ne se font plus seulement en fin de carrière, et plus seulement dans un seul sens. Il ne s’agit plus d’allers simples et définitifs – qui d’une certaine manière maintiennent la légitimité de la frontière en même temps qu’ils la franchissent – mais d’un aller-retour incessant qui a pour effet d’abolir les frontières. Aujourd’hui, la carrière typique de nos dirigeants est de commencer dans les ministères ou les cabinets, puis de passer quelques années dans le privé, puis de revenir dans le public pour un nouveau « challenge », avant de repartir dans le privé.
Les controverses occasionnées par le recrutement ou le retour dans le giron public d’anciens lobbyistes ou cadres de grandes entreprises ont obligé à inventer le terme barbare de « rétro-pantouflage », voire de « rétro-rétro-pantouflage ». Le terme de portes tournantes, utilisé en anglais (revolving doors) et dans d’autres langues, nous paraît plus facile à manier, et bien plus pertinent.
Bien sûr, il n’y a pas qu’en France
Des anciens ministres allemands, espagnols ou britanniques ont eux aussi été débauchés par des géants de l’industrie ou de la finance. À Bruxelles, l’échangisme entre milieux d’affaires et institutions européennes est une habitude tellement enracinée, depuis les stagiaires jusqu’aux échelons supérieurs de la Commission, qu’ils n’attire presque plus l’attention, sauf pour les cas les plus extrêmes. Par exemple lorsque l’ancien président de la Commission José Manuel Barroso va grossir les rangs de Goldman Sachs. Ou que Nellie Kroes, ancienne commissaire en charge du Numérique et de la Concurrence, s’empresse en fin de mandat d’aller travailler pour Uber.
En France, la pratique est désormais tout aussi solidement ancrée, d’autant qu’elle se conjugue avec une tradition ancienne de collaboration entre l’État et les grands groupes financiers et industriels.
De quoi la Macronie est-elle le nom ?
Les « portes tournantes » atteignent le sommet même de l’État. Emmanuel Macron, locataire actuel du palais de l’Élysée, a passé plusieurs années au sein de la banque d’affaires Rothschild, entre un poste à l’inspection des Finances à Bercy et sa nomination comme secrétaire général adjoint du président François Hollande. Qui sait d’ailleurs ce qu’il fera à l’issue de son deuxième quinquennat ?
Les premiers ministres successifs d’Emmanuel Macron se fondent dans le même moule. Édouard Philippe, en sus de sa carrière politique, est à l’origine un haut fonctionnaire du Conseil d’État qui a travaillé pour un cabinet d’avocats d’affaires, puis en tant que responsable des affaires publiques – autrement dit lobbyiste en chef – du groupe nucléaire Areva. Après avoir quitté Matignon, il a intégré le conseil d’administration du groupe Atos tout en conservant ses fonctions et ses ambitions politiques. Jean Castex, pour sa part, a pris la direction de la RATP après avoir brièvement fondé une société de conseil.
Plus d’un tiers des ministres d’Emmanuel Macron venaient du monde des grandes entreprises...
En 2017, beaucoup des nouveaux ministres d’Emmanuel Macron sont arrivés eux aussi en droite ligne du monde des grandes entreprises. C’est le cas de l’actuelle Première ministre Élisabeth Borne, qui a alterné divers postes dans des cabinets ministériels ou à la mairie de Paris avec des passages au sein de grands groupes – la SNCF, le groupe de BTP Eiffage, puis la RATP. Mais la liste inclut aussi Emmanuelle Wargon et Muriel Pénicaud (toutes deux de Danone), Amélie de Montchalin et Laurence Boone (Axa), Amélie Oudéa-Castera (Axa et Carrefour), Benjamin Griveaux (Unibail), Cédric O (Safran), Olivia Grégoire (Saint-Gobain), Brune Poirson (Veolia), et quelques autres.
En tout, selon notre décompte, plus d’un tiers de tous les ministres et secrétaires d’État entrés au gouvernement depuis l’accession à l’Élysée d’Emmanuel Macron (33 sur 96) étaient issus ou avaient passé une partie de la décennie précédente au service d’une ou plusieurs grandes entreprises.
… et la moitié y sont retournés
Combien d’anciens ministres et secrétaires d’État sont-ils retournés dans le privé après leur sortie du gouvernement ? Selon notre même décompte, c’est le cas d’environ la moitié d’entre eux (27 sur 53 qui ont quitté le gouvernement). Le quotidien Le Monde, qui a réalisé sa propre estimation en ne tenant compte que des portefeuilles ministériels, avance quant à lui une proportion d’un tiers.
Brune Poirson, venue au gouvernement de chez Veolia, est aujourd’hui directrice du développement durable du groupe hôtelier Accor. Muriel Pénicaud a rallié le conseil d’administration du groupe Manpower – un sujet dont elle maîtrise sans doute tous les rouages en tant qu’ancienne ministre du Travail –, tandis que Sibeth Ndiaye a été recrutée par son concurrent Adecco. Jean-Michel Blanquer, en plus de rejoindre un cabinet d’avocats, doit prendre la direction d’un réseau d’écoles de formation lancé par Veolia, Terra Academia. Certains comme Julien Denormandie, ex ministre de la Ville puis de l’Agriculture, ou Jean-Baptiste Djebbari, ancien ministre des Transports, sont de véritables *serial pantoufleurs*. Le premier, en plus de créer sa société de conseil, a rejoint une start-up, une société immobilière et un établissement de crédit. Le second a rejoint Hopium, une entreprise spécialisée dans la voiture à hydrogène (qu’il a quittée au bout d’un an), lancé sa propre société de conseil, et entendait se faire embaucher par le géant du transport maritime CMA-CGM, mais s’est heurté au veto de la Haute autorité de la transparence pour la vie publique (HATVP), autorité indépendante chargée de réguler l’éthique publique.
De même pour Cédric O, qui voulait rejoindre Édouard Philippe au conseil d’administration d’Atos. Problème : en tant que secrétaire d’État, il avait validé l’attribution de soutiens publics au géant du numérique. Dans une tribune publiée en janvier dans Le Monde, avant que son conflit avec la HATVP soit porté sur la place publique, il s’était plaint que qu’il lui soit difficile « d’aller travailler pour une entreprise du numérique française – dont il y a une probabilité importante qu’elle ait été aidée par l’État français ces dernières années ».
La boîte noire des sociétés de « conseil »
Pour la plupart des anciens ministres, la reconversion dans le privé se fait sous la forme de la création d’une société de « conseil ». Selon les informations publiquement disponibles, c’est le cas pour au moins Jean Castex (qui a fait radier cette société lors de sa nomination à la RATP), Roselyne Bachelot, Jean-Michel Blanquer, Christophe Castaner, Sophie Cluzel, Julien Denormandie, Jean-Baptiste Djebbari, Richard Ferrand, Laura Flessel, Delphine Geny Stephann, Benjamin Griveaux, Nicolas Hulot, Jean-Yves Le Drian, Mounir Mahjoubi, Roxana Maracineanu, Élisabeth Moreno, Françoise Nyssen, Cédric O, Florence Parly, Muriel Pénicaud, Laurent Pietraszewski, Brune Poirson, François de Rugy et Adrien Taquet. Soit près de la moitié des anciens ministres et secrétaires d’État d’Emmanuel Macron, et la quasi totalité de ceux qui sont partis dans le privé.
Créer une société de conseil est un bon moyen de rester discret sur ses activités réelles.
Créer ce type de société est un bon moyen de rester discret sur ses activités réelles, au bénéfice de qui elles s’exercent, et les revenus qu’on en tire. Elles ne publient pas leurs comptes et ne sont pas tenus de divulguer le nom de leurs clients. Elles permettent également d’échapper en partie à la surveillance de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique. Ainsi, lorsque le fonds d’investissement Raise a annoncé haut et fort à l’automne 2022 s’être attiré les talents de Julien Denormandie, cela n’a pas manqué de susciter des interrogations vu que ce recrutement n’avait pas été officiellement examiné par la Haute autorité. L’explication ? Julien Denormandie aurait en réalité été recruté sous la forme d’une prestation de sa société de conseil. On se demande combien de missions similaires réalisées par des ex ministres passent sous les radars grâce à ce tour de passe-passe. L’annonce de l’embauche de Jean-Michel Blanquer par Veolia suscite les mêmes questionnements, récemment relayées par Libération.
La valse publique-privée des conseillers ministériels
En 2017, le mot d’ordre de l’ouverture à la société civile a entraîné un afflux de conseillers venus des entreprises, voire carrément de lobbys, dans les cabinets ministériels. L’un des cas les plus emblématiques – et les plus controversés - a été le recrutement d’Audrey Bourolleau, directrice du principal lobby viticole français, Vin et Société, comme conseillère agriculture, pêche, forêt et développement rural de l’Élysée. Elle semble d’ailleurs avoir utilisé cette position pour favoriser la cause de ses anciens employeurs.
À la fin de la mandature, de nombreux conseillers ministériels sont repartis en sens inverse. Selon un autre décompte effectué par les journalistes du Monde, sur les 602 conseillers en postes en janvier 2022, 91 avaient rejoint en décembre le secteur privé. Pour beaucoup, c’était pour la première fois de leur carrière. D’autres étaient déjà des habitués des allers-retours dans le monde de l’entreprise. Benoît Ribadeau-Dumas par exemple, directeur de cabinet d’Édouard Philippe à Matignon, avait auparavant quitté le conseil d’État pour occuper des postes au sein de Thales, CGG et Zodiac (armement). En 2020, il est reparti dans le privé, d’abord au sein du réassureur Scor, ensuite en créant une société de conseil et en intégrant Exor, le groupe de la famille Agnelli, principal actionnaire du constructeur Stellantis. Il siège également au conseil d’administration de Galileo Global Education, dont il sera question plus bas.
Des reconversions très ciblées
De manière symptomatique, ces reconversions se sont souvent faites dans les mêmes secteurs d’activité que les conseillers étaient chargés de superviser. L’ex-cheffe de cabinet du ministre de l’Agriculture Marc Fesneau a rejoint le lobby des pesticides Phyteis. Une autre de ses conseillères travaille aujourd’hui pour le lobby des céréales. Des conseillers de Jean-Baptiste Djebarri au ministère des Transports ont suivi son exemple en partant chez Air France, CMA-CGM et Faurecia (équipements automobiles).
Dans le sens inverse, la nouvelle génération de ministres et de secrétaires d’État, tout comme les rescapés des gouvernements précédents, ont été cherché une partie de leurs conseillers dans les entreprises et les lobbys des secteurs dont ils ont pourtant la responsabilité. Le nouveau ministre des Armées Sébastien Lecornu a par exemple choisi comme conseiller pour l’industrie et l’innovation un ancien de chez Airbus et Thales. Au ministère de l’Agriculture, Marc Fesneau a remplacé ses conseillères sortantes en allant recruter en mai 2023 du côté du lobby de l’industrie agroalimentaire et de celui des grandes coopératives agricoles.
Doubles casquettes au Parlement
À l’Assemblée nationale et au Sénat aussi, le mot d’ordre de « l’ouverture à la société civile » a entraîné une augmentation, à partir de 2017, du nombre de parlementaires venus de grandes entreprises, ou carrément de cabinets de lobbying comme Olivia Grégoire (Avisa Partners) ou la présidente du groupe macroniste Aurore Bergé (Spintank, Agence Publics et Hopscotch). Entre 2017 et 2022, Veolia comptait ainsi pas moins de trois députées issues de ses rangs dans l’hémicycle, dont la secrétaire d’État Brune Poirson aujourd’hui chez Accor. Aujourd’hui encore, on compte quatre employés d’EDF dans les rangées de l’Assemblée, dont la macroniste Maud Brégeon, porte-parole d’Emmanuel Macron lors des récentes campagnes électorales, cheffe de file parlementaire et médiatique de la majorité sur le dossier du nucléaire.
En sens inverse, de nombreux députés macronistes qui n’ont pas été réélus en 2017 ou n’ont pas souhaité se représenter sont venus grossir les effectifs du secteur privé, et en particulier des lobbys. Mickaël Nogal a même abandonné son mandat prématurément, quelques mois avant les élections de 2022, pour prendre la direction de l’Ania, principal lobby de l’industrie agroalimentaire. Un juste retour des choses puisqu’avant d’être député, il était déjà lobbyiste pour le groupe Orangina. Jean-Baptiste Moreau, ancien agriculteur et pourfendeur de l’alimentation « vegan » et des écologistes durant la mandature, travaille désormais pour le cabinet de lobbying RPP. Jean-Charles Colas-Roy, ancien député de l’Isère, a quant à lui pris la direction de Coénove, association de lobbying de l’industrie gazière.
Casseroles politiques
Beaucoup des affaires qui entachent aujourd’hui la Macronie sont liées à la pratique trop assidue des portes tournantes, qui créent de véritables bourbiers de conflits d’intérêts.
Le secrétaire général de l’Élysée Alexis Kohler est aujourd’hui mis en examen pour prise illégale d’intérêts parce qu’il a participé activement à plusieurs décisions stratégiques relatives à la gestion de STX (Chantiers de l’Atlantique) et du port du Havre alors qu’il entretenait des liens personnels et familiaux avec l’un de leurs principaux clients et partenaires, le géant du transport maritime MSC. Entre deux fonctions à Bercy et à l’Élysée, il a même été quelques mois directeur financier de MSC, au moment même où il participait à la première campagne présidentielle d’Emmanuel Macron.
Dans l’affaire Alstom, une partie des soupçons s’oriente sur le financement de la première campagne présidentielle d’Emmanuel Macron par des parties qui auraient bénéficié du rachat controversé des activités énergie du champion français par General Electric. Hugh Bailey, conseiller d’Emmanuel Macron à Bercy au moment des faits, a d’ailleurs pris la tête de General Electric France en 2019.
Ce sont loin d’être les seules casseroles que traînent derrière eux les alliés politiques d’Emmanuel Macron. L’actuelle première ministre Élisabeth Borne, d’abord en tant que principale conseillère de Ségolène Royal puis en tant que ministre des Transports, a joué un rôle clé dans la signature de contrats très controversés avec les concessionnaires autoroutiers, alors qu’elle a elle-même travaillé pour l’un d’entre eux, Eiffage. Roland Lescure, actuel ministre de l’Industrie, s’est fait le fer de lance de la privatisation avortée d’Aéroports de Paris au Parlement et dans les médias, sans préciser que l’un des principaux repreneurs potentiels n’était autre que son ancien employeur, la Caisse des dépôts et placements du Québec.
L’apogée d’une tendance de long terme
La pratique des portes tournantes, longtemps restée discrète voire honteuse, est désormais assumée comme telle au plus haut de l'État.
Emmanuel Macron n’est certes pas le premier dirigeant de la République à pratiquer l’échangisme public-privé. Georges Pompidou a lui aussi passé quelques années dans la même banque Rotschild dans les années 1950. Plus récemment, d’anciens ministres de François Hollande sont eux aussi partis dans le secteur privé, à l’image de Fleur Pellerin (fonds d’investissement Korelya et Crédit mutuel, entre autres), Axelle Lemaire (Roland Berger) ou Myriam El Khomri, qui a créé une société de conseil. L’habitude de recruter des conseillers dans le secteur privé existait déjà, quand bien même elle s’est renforcée. Et le Parlement avait déjà connu son lot d’affaires retentissantes, à commencer par les révélations sur les douteuses activités de « conseil » de François Fillon au profit du CAC40 et de la Russie.
Pourtant, on peut considérer qu’un pas a bien été franchi en 2017. Jamais l’échangisme entre l’État et milieux d’affaires ne s’était trouvé à ce point normalisé et légitimé que sous les deux derniers quinquennats. Le grand carrousel public-privé ne concerne pas seulement le président, mais aussi ses principaux conseillers, ses ministres et nombre de députés de sa majorité.
Quand régulateurs et régulés échangent leurs places
Quoi de plus efficace pour convaincre un décideur que de lui envoyer... un de ses anciens collègues ? Les cabinets de lobbying et les associations industrielles raffolent des profils d’ex élus ou hauts fonctionnaires, particulièrement s’ils avaient des responsabilités dans le secteur d’activité qui les intéresse directement. Carnet d’adresses, maîtrise technique des dossiers et des rouages de l’administration, facilité d’accès aux décideurs... Ces recrutements ont de nombreux avantages.
La conséquence, c’est que lorsque les représentants de l’État s’assoient à la même table que les représentants de l’industrie qu’ils ont pour rôle de superviser et de réguler, ils se retrouvent souvent avec pour interlocuteurs...une majorité d’anciens collègues. Si l’on compare leurs profils et leurs parcours, il devient de plus en plus difficile de discerner une différence entre régulateurs et régulés.
Petits arrangements entre amis
Du côté du ministère des Finances, il serait inimaginable de commencer à travailler sur un projet de loi ou de réglementation sans en parler à la Fédération bancaire française.
Prenons le cas de la Fédération bancaire française (FBF), principal lobby de la finance en France. Du côté du ministère des Finances, il serait inimaginable de commencer à travailler sur un projet de loi ou de réglementation sans les rencontrer et récolter leur avis bien en amont, avant même que les parlementaires et a fortiori la société civile soient même avertis de leurs projets. Ils pourront d’ailleurs échanger en toute confiance, puisque leurs interlocuteurs ne seront autres que d’anciens collègues de Bercy. Si la présidence de la FBF est assurée, de manière tournante, par l’un ou l’autre des patrons de BNP Paribas, Société générale, Crédit agricole ou BPCE (eux-mêmes issus des rangs de la haute fonction publique), le comité de direction de la fédération est composé majoritairement d’anciens serviteurs de l’État : trois membres du comité exécutif, dont la directrice générale Maya Attig, viennent de Bercy, une autre a occupé diverses fonctions dans des cabinets ministériels ou de collectivités locales, et un autre encore, conseiller à la sécurité, vient du ministère de l’Intérieur. Seul un membre sur six a effectué une carrière « normale » dans le privé, sans passage par le secteur public.
Le mouvement se fait aussi en sens inverse. Marie-Anne Barbat-Layani, il y a peu déléguée générale de cette même Fédération bancaire française, est aujourd’hui à la tête de l’Autorité des marchés financiers (AMF). C’est l’aboutissement d’une carrière de plus en plus typique : la direction du Trésor, la Représentation française auprès de l’Union européenne, le Crédit agricole, le cabinet du Premier ministre François Fillon, puis la FBF et enfin, après les trois années réglementaires à Bercy, la direction de l’AMF. Pour symbolique qu’elle soit, cette nomination n’est en réalité que le dernier épisode en date d’une longue histoire d’allers-retours entre les plus hauts échelons de l’État et les géants bancaires – particulièrement, comme on y reviendra, pour les inspecteurs généraux des finances. En 2015, la nomination de François Villeroy de Galhau, dirigeant de BNP Paribas, à la tête de la Banque de France, avait déjà fait scandale.
Télécoms, numérique, énergie : la fabrique de l’entre-soi
Le secteur des télécoms est lui aussi particulièrement propice aux échanges de places entre secteur public et secteur privé. Le patron de la Fédération française des télécoms est lui aussi un ancien des autorités de régulation Arcep (Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse) et Arcom (Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique, issue de la fusion entre CSA et Hadopi) ainsi que du ministère du Numérique. Un autre membre du comité de direction a travaillé dans différents ministères après avoir été assistant parlementaire, tout comme un de ses collègues qui a ensuite, lui, été conseiller le maire du XIXe arrondissement de Paris. Une autre encore a travaillé pour le CSA et le ministère de la Culture.
mpossible de ne pas évoquer non plus le secteur de l’énergie. Dans l’équipe de l’Union française de l’électricité, au moins deux personnes viennent de la Commission de régulation de l’énergie, autorité chargée de superviser le secteur, tandis qu’une autre a travaillé pour deux autres autorités indépendantes, l’Autorité de la concurrence et l’Arafer (transport).
Dans d’autres lobbys sectoriels, la proportion de cadres issus de la fonction publique n’est pas aussi caricaturale, mais reste néanmoins importante. L’actuel directeur du LEEM, le lobby de l’industrie pharmaceutique en France, est un ancien de l’Agence du médicament et du ministère de la Santé.
Les GAFAM s’acclimatent aux traditions françaises
De plus en plus critiqués, les géants américains du web ont dû muscler ces dernières années leur machinerie de lobbying en France et en Europe, et ils ont immédiatement compris l’intérêt de faire un usage stratégique des portes tournantes.
Le directeur des affaires publiques Europe d’Amazon est par exemple un ancien conseiller à Bercy et Matignon et maître des requêtes au Conseil d’État. Le géant de l’e-commerce peut également compter sur les services d’un ancien de l’Arcom (ex CSA). Idem chez Apple, Microsoft, Facebook, Uber ou Airbnb. Mais c’est Google qui remporte la palme dans ce domaine. Parmi ses lobbyistes, on trouve ou on a trouvé un ancien de l’Autorité de régulation des télécommunications et du ministère des Affaires étrangères, une ancienne représentante de la direction du développement des médias pour la société de l’information à Matignon, un ancien maître des requêtes au Conseil d’État, une ancienne du cabinet du ministère de l’Industrie, et un ancien directeur général de l’Arcep, Benoît Loutrel.
La symbiose public-privé
À l’image de la nomination de Marie-Anne Barbat-Layani à l’AMF, les autorités indépendantes de régulation voient aussi désormais arriver à leur tête des transfuges du secteur privé.
Ces mouvements de personnel existent aussi au niveau européen. En 2020, Airbus a ainsi recruté l’ancien patron de l’Agence européenne de défense. La même année, c’est le patron de l’Autorité bancaire européenne qui a rejoint l’Association pour les marchés financiers en Europe (AFME), l’un des principaux lobbys du secteur à Bruxelles. Comble du comble, l’Autorité bancaire s’apprêtait à embaucher, pour le remplacer ... un ancien dirigeant de l’AFME ! Elle y a finalement renoncé sous le feu des critiques venant notamment du Parlement européen.
Pourquoi les échanges de personnels entre régulateurs et régulés sont-ils particulièrement importants dans des secteurs comme la finance ou le numérique ? Ce sont des domaines d’activités très régulés et dont la compréhension requiert un certain niveau d’expertise technique – laquelle est difficile à trouver en dehors des grandes entreprises concernées. Les réglementations sont souvent négociées pied à pied avec les industriels, ce qui les rend encore plus difficiles à maîtriser pour le commun des mortels. Cela crée un cercle vicieux où, au mieux, les experts du secteur public ou privé font affaire entre eux loin des regards des citoyens, et, au pire, les régulateurs recrutent d’anciens banquiers parce qu’ils sont les seuls à pouvoir comprendre les régulations qu’ils sont censés appliquer... vu que ce sont eux qui les ont conçues.
McKinsey, Capgemini : portes tournantes contre contrats de conseil
L’« affaire McKinsey » a mis en lumière le rôle croissant des consultants en stratégie dans la conception et la mise en œuvre des politiques publiques. Rien que pour l’année 2021, l’État a dépensé la bagatelle de 2,5 milliards d’euros au profit de ces cabinets, pour des travaux dont la qualité est souvent questionnée. Ce juteux « business » se nourrit lui aussi de portes tournantes. La Direction interministérielle à la transformation publique compte en son sein de nombreux anciens employés de cabinets, alors même qu’elle est chargée de coordonner une partie des missions de conseil commandées par l’État. Un de ses chefs de service vient par exemple de Capgemini.
En 2021, le cabinet Roland Berger est allé jusqu'à proposer à Bercy l'aide... d'une ancienne secrétaire d'État, Axelle Lemaire
De leur côté, les cabinets raffolent des profils d’anciens hauts fonctionnaires. Capgemini, par exemple, a recruté en août 2022 l’ancien conseiller chargé de l’approvisionnement stratégique, électronique et numérique au ministère chargé de l’Industrie. Ces débauchages constituent ensuite des arguments de poids pour décrocher des marchés publics. En 2021, le cabinet Roland Berger est allé jusqu’à proposer à Bercy l’aide... d’une ancienne secrétaire d’État, Axelle Lemaire.
Transports, éducation, santé : un rouage essentiel de la machine à privatiser
Les grands pantoufleurs des années 1980 et 1990 étaient souvent les hauts fonctionnaires qui préparaient la privatisation d’entreprises publiques, et finissaient par prendre la direction de ces dernières, à l’image de l’ancien patron de GDF Jean-François Cirelli, aujourd’hui à la tête de BlackRock France. Aujourd’hui, ce sont ceux qui préparent les « ouvertures à la concurrence ». Qui dit libéralisation dit nouvelles opportunités de profits, et comment mieux les saisir que de s’adjoindre les services des anciens responsables publics qui ont eux-mêmes élaboré le cadre réglementaire de la libéralisation et en connaissent tous les rouages, ou bien connaissent personnellement les futurs clients qui devront signer les marchés ?
Après le transport aérien, les télécommunications, l’énergie et les services postaux (entre autres), ce sont aujourd’hui les secteurs des transports urbains et des trains régionaux qui passent sous la loi du marché. Conséquence directe : les entreprises du secteur recrutent d’anciens décideurs à tour de bras. Si l’ancien Premier ministre Jean Castex a pris la tête de la RATP, son concurrent Transdev a recruté son ancienne conseillère chargée des transports, Alice Lefort, de même que deux anciennes conseillères du ministre des Relations avec les collectivités territoriales Joël Giraud, un cadre d’Ile-de-France Mobilités, et un directeur adjoint de cabinet à la région Grand Est, selon le décompte du magazine Challenges.
Ce qui vaut aujourd’hui pour les transports vaudra-t-il demain pour l’éducation ou la santé, futures frontières de l’ouverture à la concurrence ? C’est ce que l’on peut soupçonner à voir la politique récente de recrutement de Galileo, révélée par Libération. Cette multinationale de l’enseignement supérieur privé a fait venir à son C.A. l’ex ministre Muriel Pénicaud et l’ancien directeur de cabinet à Matignon Benoît Ribadeau-Dumas, et s’est également adjoint les services de Martin Hirsch (ancien Haut commissaire aux solidarités et directeur des hôpitaux de Paris) et de l’ancien PDG de la SNCF Guillaume Pépy.
« Le lobby, c’est l’État »
« En France, le lobby, c’est l’État », disait une ancienne ministre de l’Environnement. Elle parlait du nucléaire, mais le même constat pourrait être fait sur bien d’autres dossiers. Dans certains ministères, une bonne partie des responsables publics sont déjà largement acquis à la cause des intérêts économiques qu’ils sont chargés de superviser, de sorte qu’il n’y a même pas besoin de les « influencer ». Ce sont au contraire eux qui se chargeront de faire du lobbying auprès des autres ministères.
Si les personnels des ministères, des autorités de régulation et des entreprises sont issus du même moule, il y a peu de chances qu'ils remettent en cause le modèle dominant.
Cette solidarité au sommet se construit en particulier au niveau des grandes écoles et des grands corps de l’État, viviers des dirigeants du public comme du privé, comme les Mines ou l’Inspection générale des finances. Si les personnels des ministères, les dirigeants des autorités de régulation et les cadres des entreprises sont tous issus du même moule et du même cénacle et s’échangent régulièrement leurs places, il y a peu de chances qu’ils remettent en cause le modèle dominant qui fait leur prospérité collective, qu’il s’agisse de la haute finance dérégulée, du nucléaire ou de l’agriculture industrielle.
L’Inspection générale des finances (IGF), machine à pantoufler
Quel est le point commun entre Emmanuel Macron, François Villeroy de Galhau, Marie-Anne Barbat-Layani, Jean-Pierre Jouyet, François Pérol, Pascal Lamy, Alain Minc, le directeur de Bpifrance Nicolas Dufourcq, et les anciens patrons d’Orange, Saint-Gobain ou la Société générale ? Ils sont tous issus du corps des inspecteurs des finances, et ils ont tous alterné des postes à haute responsabilité dans le public et dans le privé.
Ils sont loin d’être l’exception puisque selon un décompte réalisé par Basta ! sur les promotions successives de l’IGF entre 1975 et 2019, 59% des inspecteurs des finances ont fait au moins un passage dans le secteur privé, et plus d’un tiers ont travaillé pour une grande banque.
Avec un tel niveau d’entre-soi, comment s’étonner que le secteur financier reste aussi mal régulé ? Suite à la crise financière de 2008, de nombreuses voix s’étaient élevées pour réclamer de remettre la finance sous contrôle. Les géants du secteur ont su trouver les moyens de tuer ces velléités dans l’oeuf. Le projet de loi français sur la « séparation bancaire » de 2013, par exemple, a été vidé de sa substance depuis l’intérieur même de Bercy, par un comité baptisé « comité BNP Paribas » du fait du profil de ses membres. Parmi les principaux responsables de cette échec organisé, Ramon Fernandez, alors directeur du Trésor, est aujourd’hui chez le géant du transport maritime CMA-CGM après avoir passé plusieurs années chez Orange, tandis que le principal conseiller pour le secteur financier du Premier ministre de l’époque, Nicolas Namias, est président du directoire de BPCE.
Gardiens du temple atomique
Le nucléaire est un autre secteur éminent de convergence d’intérêts public-privé, autour duquel se coalisent des grandes entreprises, des institutions de recherche et différents rouages de l’appareil d’État. Le corps des Mines, dont on retrouve des représentants partout où se décide la politique énergétique de la France, est le gardien du temple atomique depuis les entreprises jusqu’au plus haut de l’État en passant par le Commissariat à l’énergie atomique, l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe) ou l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN).
Il s’incarne aujourd’hui dans des personnalités comme Bernard Doroszczuk, le président de l’Autorité de sûreté nucléaire ou encore Antoine Pellion, conseiller Energie-environnement à Matignon et auparavant à l’Elysée (qui a travaillé naguère pour Areva). Les patrons de TotalEnergies, Thales, Engie, Valeo, Orano, entre autres, sont également issus du corps des Mines, de même que Jacques Attali et des politiques comme François Loos, Hervé Mariton ou le maire de Rouen Nicolas Mayer-Rossignol. Cette omniprésence à tous les niveaux de décision explique que les partisans de l’atome aient réussi, durant des années, à contrecarrer la mise en œuvre effective des objectifs officiels de réduction de la part du nucléaire... jusqu’à ce que ces objectifs soient finalement abandonnés !
La diplomatie française au service du pétrole
Les intérêts des multinationales tricolores dictent de plus en plus la politique étrangère de la France. Sous couvert de « diplomatie économique », le gouvernement en vient même à défendre bec et ongles à des projets pétroliers extrêmement controversés comme ceux que TotalEnergies veut développer aujourd’hui en Ouganda et en Tanzanie. Malgré les critiques, l’ambassadeur de France sur place, le ministère des Affaires étrangères et l’Élysée ont tous apporté un soutien actif à la conclusion des contrats.
Ce soutien s’explique par les liens étroits entre TotalEnergies et la diplomatie française, construits à grands coups de portes tournantes. Conseillers de l’Elysée, conseiller spécial du ministre de la Défense, diplomates, directrice de la diplomatie économique au Ministère... Les exemples sont nombreux. En 2022, c’est du côté du ministère des Armées que le groupe pétrolier a été recruter, s’assurant les services des anciens conseillers pour les affaires industrielles et pour l’Afrique.
La représentation française à Bruxelles, étape obligée dans les carrières publiques-privées ?
On dénonce souvent le poids et l’influence des lobbys à Bruxelles, mais parmi les institutions européennes, la moins transparente est sans doute le Conseil, où les États membres se retrouvent à huis clos pour négocier des compromis au nom de leurs « intérêts supérieurs », souvent confondus avec ceux des grandes entreprises. Un nombre non négligeable de hauts fonctionnaires de Bercy qui pantouflent ensuite dans le secteur privé ont fait un passage à la Représentation française auprès de l’UE, chargée de ces négociations. Le diplomate Pierre Sellal, deux fois Haut représentant de la France à Bruxelles de 2002 à 2009, puis de 2014 à 2017, a siégé au conseil d’administration d’EDF et travaille aujourd’hui pour un cabinet d’avocats d’affaires, August Debouzy.
Le même phénomène s’observe à tous les échelons de la hiérarchie. Un conseiller sur l’énergie à la représentation française à Bruxelles a par exemple travaillé pour TotalEnergies et d’anciens conseillers en énergie sont devenus lobbyistes pour Engie, Arianespace et EDF Renouvelables. De même, d’anciens conseillers sur les questions financières à la représentation travaillent désormais pour la Société générale, Amundi ou encore pour la Fédération bancaire française. Un conseiller en matière de justice et d’affaires intérieures a travaillé pour Safran pendant dix ans.
Une haute fonction publique-privée
Le débauchage d’anciens responsables publics est une stratégie d’influence que l’on retrouve partout : à Bruxelles, dans les différentes capitales européennes, aux États-Unis et ailleurs. En France, cependant, les portes tournantes viennent s’inscrire dans une tradition plus ancienne de consanguinité entre l’État et les grandes entreprises. Elles contribuent à consolider ce que l’on pourrait appeler une « haute fonction publique-privée », qui sait imposer sa vision du monde par-delà les alternances politiques.
Près de la moitié du CAC40 a un patron issu des grands corps de l’État
Un grand nombre des patrons du CAC40 ont passé une bonne partie de leur carrière dans la haute administration et les cabinets ministériels. En plus de remplir leur carnet d’adresses et de cultiver leurs liens personnels avec les décideurs, ce passage par le secteur public leur permet aussi d’entretenir l’illusion qu’ils continuent à incarner d’une certaine manière la France et ses intérêts, même si en pratique ils pensent surtout à choyer leurs actionnaires.
Patrick Pouyanné, le PDG de TotalEnergies, est par exemple issu de Polytechnique et du corps des Mines. Passé par le ministère de l’Industrie et dans les cabinets d’Édouard Balladur et François Fillon dans les années 1990, il rejoindra ensuite l’entreprise pétrolière publique Elf, absorbée par Total en 2000. L’ancien PDG d’Orange Stéphane Richard était dans la même promotion de l’ENA que les ex-ministres Christian Paul et Florence Parly, mais aussi que le DG de la Société générale et futur président du conseil d’administration de Sanofi Frédéric Oudéa, que l’ancien patron de l’Agence des participations de l’État David Azéma (passé chez Bank of America - Merrill Lynch puis Perella Weinberg) ou encore que Nicolas Bazire, ancien conseiller d’Édouard Balladur et Nicolas Sarkozy aujourd’hui chez LVMH.
D’après les calculs que nous avions faits dans l’édition 2022 de CAC40 : le véritable bilan annuel, sur 66 dirigeants du CAC40 (PDG, DG et présidents de C.A.), 25 sont issus de la haute fonction publique et des cabinets ministériels – c’est-à-dire un gros tiers. Si l’on enlève les dirigeants originaires d’autres pays et les groupes appartenant à des familles milliardaires, cette proportion s’élève à 25 sur 46 - plus de la moitié.
Quand l’État fait la publicité des pantouflages
Il n’en fallait pas davantage pour que les représentants de l’État fassent la promotion des portes tournantes, comme argument pour attirer les talents ! Les grands corps comme l’Inspection générale des Finances vantent depuis longtemps aux jeunes énarques les perspectives de carrière qu’ils offrent dans le secteur privé après quelques années passées à Bercy. Aujourd’hui en effet, commencer sa carrière dans le public semble un moyen plus commode et plus rapide de conquérir rapidement des postes de direction dans le privé, plutôt que de gravir péniblement les échelons hiérarchiques.
La promotion des allers-retours public-privé semble de plus en plus décomplexée. Récemment, la direction du Trésor a publiquement vanté sur les réseaux sociaux le fait que l’un de ses cadres, Lionel Corre, avait été recruté par le cabinet de conseil en stratégie BCG. Quelques mois auparavant, c’était Mathias Vicherat, directeur de Sciences Po, qui conseillait à ses élèves d’aller manger à tous les râteliers au cours de leur carrière – une pratique qu’il connaît bien lui-même puisque ce condisciple d’Emmanuel Macron à l’ENA a commencé dans la fonction publique avant d’aller travailler à la SNCF puis chez Danone.
Un État actionnaire au service du marché plutôt que l’inverse
Plus de la moitié du CAC40 compte une institution publique française parmi ses actionnaires. Mais cet actionnariat public ne signifie pas que ces groupes soient davantage gérés dans une perspective d’intérêt général. Ils sont au contraire à l’avant-garde du brouillage des frontières public-privé.
La pratique assidue des portes tournantes dans les agences et des institutions qui incarnent l’État actionnaire - l’Agence des participations de l’État (APE) et Bpifrance – explique et illustre à la fois ce dévoiement. Martin Vial, directeur de l’APE jusque juin 2022, est parti travailler pour le fonds d’investissement Montefiore. Son prédécesseur Régis Turrini est aujourd’hui dans la banque UBS, et le prédécesseur de celui-ci, David Azéma, chez Perella Weinberg Partners après Bank of America. La directrice générale adjointe de l’APE et sa représentante aux conseils d’administration d’Engie, Orange et Safran est passée successivement par BNP Paribas, la direction du Trésor à Bercy, la SNCF et le fonds Wendel avant de rejoindre l’agence. Le même constat vaut pour Bpifrance. Son patron Nicolas Dufourq, passé par l’ENA, Bercy et l’Inspection générale des Finances, a travaillé pour Orange et Capgemini avant d’occuper ses fonctions actuelles.
De même et par conséquent, les entreprises publiques – la SNCF, la RATP et La Poste, mais aussi celles qui ont été partiellement privatisées comme Orange, Engie et (un temps) EDF, ainsi que les acteurs de la finance publique que sont la Caisse des dépôts et consignations et la Banque postale – sont une destination privilégiée pour les portes tournantes, comme on l’a vu encore récemment avec la nomination de l’ancien Premier ministre Jean Castex à la tête de la RATP. Les anciens responsables publics peuvent y mettre un premier pied dans le monde de l’entreprise, tout en se donnant l’impression de servir encore l’intérêt général. Un véritable laboratoire du mélange des genres.
Quelles solutions ?
Malgré la multiplication des scandales, et en dépit de leur rôle central dans les stratégies d’influence des grands intérêts privés, les « portes tournantes » sont restées longtemps sans régulations ni garde-fous. On commence à peine à prendre la mesure du problème.
Depuis 2020, la supervision des « mobilités public-privé » est du ressort de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP). C’est un indéniable progrès, dans la mesure où les portes tournantes sont désormais encadrées par une autorité indépendante du pouvoir exécutif. Cependant, les lois et règles en vigueur restent limitées, et pleines de lacunes parfois importantes. Surtout, ces règles ne restent que des palliatifs, qui ne permettent de traiter que les cas les plus outrageux, sans s’attaquer à la racine du problème.
Dans l’article ci-dessous, nous avançons quelques pistes et idées pour remettre notre démocratie dans le sens de la marche.